Les Biens-Aimés ou comment l'amour peut résister au temps qui passe… (film)

Le dernier film de Christophe Honoré, Les Biens-Aimés, sort en salles le 24 août prochain avec dans les rôles principaux Catherine Deneuve, Chiara Mastroianni, Ludivine Sagnier, Milos Forman et Michel Delpech. L’histoire ? Du Paris des sixties au Londres des années 2000, Madeleine, puis sa fille Véra vont et viennent autour des hommes qu’elles aiment. Mais toutes les époques ne permettent pas de vivre l’amour avec légèreté. Comment résister au temps qui passe et qui s’attaque à nos sentiments les plus profonds ? Entretien avec le réalisateur…


Christophe Honoré, pourquoi ce titre ?

Ce titre, « Les Bien-Aimés » est arrivé assez vite, puisque ce sont des amoureuses et des amoureux qui habitent le film. Ce qui les rend attachants, parfois tremblants, c’est qu’ils sont toujours dans l’incertitude du sentiment de l’autre.

Et que cette question de savoir s’ils sont « bien aimés » n’a pas de réponse. Ce titre-là n’était cependant pas le premier retenu.

Celui qui a d’abord voulu s’imposer était « L’Imprudence ». C’était un peu trop « kunderien », d’autant qu’une partie du film se déroule à Prague, et que le titre du livre de Milan Kundera, « L’Insoutenable légèreté de l’être » aurait pu convenir aussi!

L’imprudence était comprise comme un gage de liberté, autorisée à une certaine époque. Madeleine, la mère, a été dans sa vie et ses amours, en permanence imprudente, sa génération (ndlr : celle des baby-boomers) était prête à en payer le prix, et elle-même était prête à pousser Véra, sa fille, dans la même voie. Mais ce choix n’est plus permis à Véra, car à une certaine époque, le prix de l’imprudence est devenu fatal.

Quelle est l’importance du temps dans ce long-métrage ?

« Les Bien-Aimés » commence en 1963 et s’achève en 2008. C’est long : quarante- cinq ans ! Ce choix est né d’une envie d’être plus romanesque, de suivre des personnages sur la durée, de me lancer dans la recherche, non pas du temps perdu ( ! ) mais du temps qui passe et n’efface rien.

Les personnages de Madeleine (Catherine Deneuve) et Véra (Chiara Mastroianni) sont de grandes amoureuses, mais d’une certaine manière elles sont fidèles à leurs histoires d’amour. Comme le film est fidèle à une certaine idée du cinéma français, fidèle à ma façon de travailler avec les acteurs et d’en retrouver quelques-uns de film en film, comme Louis Garrel, Ludivine Sagnier et Chiara. Le début, dans les années 60, est joyeux, coloré, il s’accroche aux jambes des femmes, sans craindre la référence au Truffaut de « L’homme qui aimait les femmes ».

Comment faire passer l’idée du temps qui passe à travers les personnages, à travers leurs sentiments, sans se lancer à outrance dans les reconstitutions d’époque ? C’était une vraie difficulté. Le vintage peut être séduisant mais il débouche vite sur un musée de la mode. Pour les années 60, c’était amusant à faire, le début est comme un ballet, un prologue qui aide à entrer dans le film. Ensuite, au contraire, en travaillant avec le chef opérateur Rémy Chevrin, j’ai choisi de ne pas caractériser chaque époque. Les années 70, 90, les années 2000 baignent dans une lumière semblable. De même avec la costumière Pascaline Chavanne et le décorateur Samuel Deshors, nous avons travaillé sur les « indémodables », ce qui se transmet sans qu’on s’en rende compte d’une époque à une autre, aussi bien en matière de vêtements, que de meubles, d’accessoires.

Dans la mémoire familiale d’une maison « contemporaine », des strates de différentes époques, vieilles de dix, vingt, trente ans, se sont déposées. Il y avait pour moi l’idée d’appréhender la relativité de notre rapport au temps, la fin des années 90, la veille de l’an 2000, c’était au siècle dernier, et cela nous paraît si proche.

Nous sommes en train de parler d’un film qui prend en charge quarante années, qui les assume, qui parle de choses déjà loin de nous mais qui pourtant ressemblent beaucoup à nos vies. Il s’agit d’un rapport au temps où le temps est mêlé, comme il y a des sangs-mêlés, un temps métissé de légèreté et de tristesse. Un temps qui dure et passe, si vite.

Et c’est vrai que pour toutes ces raisons, le travail de reconstitution s’est voulu discret, très discret. Les changements sont portés par les femmes. La marche du temps se polarise plutôt sur leur maquillage, leur coiffure. Je voulais par exemple travailler sur la blondeur. Que Chiara-Véra soit blonde, comme sa mère, Catherine-Madeleine, puis qu’elle redevienne brune, ce qui correspond à un moment plus sombre. Avec la blondeur, quelque chose, la légèreté s’est perdue. En 1998 on est à Londres et puis on se retrouve en 2001 à Montréal. Il y a un saut du temps, et on a essayé de faire sentir qu’une représentation d’aujourd’hui, ça n’existe pas. Aujourd’hui est toujours nourri de références à hier, c’est aussi comme ça que je conçois mes films. J’aime qu’ils se nourrissent des films précédents, je refuse la prétention qui consiste à dire : « Aujourd’hui commence ce matin ».

Les Biens Aimés, DR
Et l ’espace ? Entre Paris, Prague, Londres ou Montréal ?

Paris, le Prague des années 60, le Londres des années 90, Montréal au début des années 2000… Ces voyages font respirer le film mais n’ont jamais de vocation touristique.

Lorsque Madeleine arrive à Prague, elle traverse une rue où défilent les chars russes qui viennent d’envahir la Tchécoslovaquie. Elle les voit à peine, elle est là pour récupérer son mari…

Lorsque Véra est à Montréal pour rejoindre l’homme qu’elle aime, c’est une nuit particulière, angoissée. C’est la nuit du 11 septembre… Ce qui voyage dans l’espace, ce sont les sentiments. Ainsi n’éprouve-t-on pas le besoin de tourner quatorze plans de Big Ben pour signifier qu’on est à Londres, simplement on y est, puisque les gens parlent anglais.

Je n’ai pas voulu de fétichisme des lieux, le film l’étant par ailleurs, fétichiste! Celui des chaussures étant particulièrement important! Les chaussures (de Roger Vivier, c’est-à-dire de grand luxe), objets de convoitise et de désir pour la jeune Madeleine, les chaussures, objets si précieux à ses yeux et si seyants à ses pieds qu’ils conditionnent une bonne partie de son avenir !

Madeleine, Ludivine et Catherine ?

Avant de tourner avec elle, j’éprouvais pour Catherine Deneuve une fascination évidemment liée à ma cinéphilie, mais il ne faudrait pas oublier qu’elle n’est pas seulement une icône, elle est aussi une immense comédienne et je peux témoigner de la constante richesse de ses propositions et de son plaisir rare de jouer avec les autres. Particulièrement dans ce film où elle s’est tout de même retrouvée avec deux partenaires qui n’étaient pas des acteurs. Des partenaires qui ont la lourde responsabilité de jouer ses maris, Milos Forman et Michel Delpech, pétrifiés tous les deux d’avoir à se mesurer à elle, qui se sont révélés excellents et qu’elle a passé son temps à rassurer. Il n’y avait pas que cela, il y avait cette proposition insolite que j’allais faire à Catherine Deneuve, la représenter à plusieurs âges de sa vie et demander à une comédienne de l’incarner dans les années 60.

J’avais déjà en tête Ludivine Sagnier, je leur en ai parlé en même temps, et elles ont adhéré à l’idée. Ludivine étant bien sûr impressionnée, mais Catherine pas du tout, acceptant d’emblée avec beaucoup de panache, de se voir représenter plus jeune par une autre personne. Lorsque je lui ai fait lire le scénario en disant, c’est pour le rôle de Madeleine aujourd’hui -aujourd’hui n’était pas précisé- elle m’a dit : « Je démarre quand exactement ? ». La notion de temps et d’âge était assez flottante pour elle, et c’était parfois très troublant et beau cette indécision qui ressemblait tellement à la « vraie » vie. Catherine me disait par exemple : « Cette scène-là, Christophe, je ne sais pas du tout comment je la jouerai ». Et je lui répondais : « Ne vous inquiétez pas, cette scène-là, c’est Ludivine qui la joue ».

Ce que je trouve par ailleurs réconfortant, c’est que Catherine et Ludivine, d’une certaine manière se rejoignent, dans le jeu, dans la conception finalement complice, complémentaire du personnage de Madeleine, dans la façon dont chacune se l’est appropriée en le comprenant, en lui faisant vivre l’une sa jeunesse, et l’autre son âge adulte. Le passage entre les époques, entre les actrices se fait me semble-t-il de façon assez naturelle, le personnage leur doit beaucoup. J’ai poussé très loin le pari de la double incarnation en tournant une scène à laquelle je tenais beaucoup, où je fais se rencontrer Ludivine et Catherine. Ludivine comme le fantôme de la jeunesse de Catherine. La scène aurait pu sembler cruelle, mais elle ne l’est pas, grâce à Catherine qui parvient à garder une distance parfaite, une vivacité élégante face à la nostalgie. Catherine Deneuve n’est dupe de rien.

Les sentiments ?

Je crois qu’il ne faut pas faire les malins avec les sentiments, il faut les respecter, mais en même temps garder le désir constant de ne pas tomber dans la mièvrerie et s’obstiner dans une légèreté têtue à rendre compte de l’instant. A travers les sentiments, mon envie, mon projet, était de parler d’une manière, je l’espère pas trop symbolique, de deux générations, celle de mes parents et la mienne, avec cette idée que la vulnérabilité, étrangement, est plutôt du côté des plus jeunes. La volonté de montrer que chez eux quelque chose pouvait se briser, et ce qui est assez terrible, l’impuissance de la génération plus âgée à les protéger. Mais je me sentirais très mal à l’aise de faire un discours sociologique, de pérorer sur le passage des Trente Glorieuses à l’angoisse post-11 septembre. Je raconte quarante ans de la société française, mais de la façon la plus impressionniste possible, même si au coeur du film surviennent l’invasion de la Tchécoslovaquie, les années Sida, les attentats, la fin des insouciances.

Lors de l’épilogue, Madeleine a cette réplique : « Je ne crois pas au bonheur, mais cela ne m’empêche pas d’être heureuse ». C’est peut-être ce à quoi nous aspirons tous, ne pas croire au bonheur et être heureux tout de même.

Publié le 19/08/2011 à 10:01 | Lu 2707 fois





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