Mémoire collective : interview croisée de Denis Peschanski et Sahra Bennegadi (Observatoire B2V des Mémoires)

La mémoire historique est au coeur de l’actualité en 2014 avec d’une part, la commémoration du Centenaire de la Première Guerre Mondiale et d’autre part, le 70ème Anniversaire de la libération de la France. Interview croisée de Denis Peschanski et Sahra Bennegadi.


La construction de notre mémoire collective, la place de l’oubli et les moyens mis en oeuvre afin de restituer tout au long de ces années l’histoire de notre pays passionnent les experts de l’Observatoire B2V des Mémoires.
 
Ces approches ne sont ni nostalgiques ni passéistes, au contraire elles restituent des pans entiers du patrimoine commun national et international pour mieux comprendre notre présent, la trajectoire de nos sociétés et en tirer instruction pour préparer notre futur.
           
Comment mieux comprendre la ou plutôt les mémoires humaines ? C'est tout l'enjeu de l'Observatoire B2V des Mémoires. Ce       laboratoire sociétal inédit veut apporter des décodages pluridisciplinaires grâce au Collège d'Experts qui le compose. Mieux connaître notre mémoire nous permettra de les maintenir vivaces, de les développer. Durant cet échange (qui date de l’année dernière), ces deux experts se sont focalisés sur la mémoire collective. 

Dialogue entre Denis Peschanski et Sahra Bennegadi

Comment définir la mémoire collective ? 
     
DP – La mémoire sociale ou la mémoire collective c’est la prise en charge par la société d’un phénomène mémoriel. Il est impossible vraiment de comprendre ce qui se passe dans la société, dans la mémoire collective, dans la mémoire sociale si on ne prend pas en compte les dynamiques cérébrales de la mémoire. Et toute l’imagerie cérébrale, toute l’imagerie qui s’est développée depuis quinze ans, vingt ans montre qu’il est impossible de comprendre ce qui se passe dans le cerveau si on ne prend pas en compte l’input du social.

Les activations des zones cérébrales observées lors des interactions avec d’autres personnes ont montré   que d’une part l’importance dans notre cerveau qui s’active spontanément, c’est ça la chose la plus extraordinaire, lors des rencontres, des conversations et des disputes et on sait maintenant désormais que notre cerveau est en permanence relié au cerveau de ceux qui nous entourent.

SB – Donc ce cerveau effectivement est totalement lié à notre mémoire collective.

Comment la mémoire individuelle devient-elle collective ?  

DP – Pour l’expliquer, il faut chercher les conditions, ce que j’appelle les conditions, c’est la mise en récit mémoriel, c’est-à-dire comprendre comment une mémoire qui est une mémoire individuelle passe au statut de mémoire collective.

La place de l’oubli dans la Mémoire Collective        

DP – Je vais vous prendre un exemple. Vous savez tous qu’en mai-juin 1940, il y a des choses qui se sont passées, il y a des Allemands qui sont arrivés et ils sont venus quand même assez rapidement. Ça s’est traduit par un phénomène absolument majeur et massif, c’est l’exode qui a touché environ 8 à 10 millions de personnes sur une population de 40 millions et vous ajoutez aux 8 à 10 millions ceux qui les ont accueillis. Or, c’est un évènement qui a donc touché tout le monde en France et qui n’a pas de place dans la mémoire collective.   

Qu’est-ce que vous voulez faire avec la peur, qu’est-ce-que vous voulez faire avec la fuite, avec la honte, vous faites rien avec ça. Donc ça veut dire qu’il n’y a pas d’utilité sociale, il n’y a pas de  sens.
           
SB – La mémoire collective ne parvient que par la mémoire individuelle. Comme on l’avait vu dans le cerveau social, c’est quand les choses communiquent que ça devient presqu’un besoin de pouvoir montrer l’histoire, la créer en récit. Quand les souvenirs s’estompent, on est amené à créer des musées, c’est-à-dire à les matérialiser par des musées, par des statues, des monuments afin que cette mémoire puisse un petit peu se maintenir par la voie du rappel.

DP - L’appropriation du passé pour se construire une identité sociale.                    
           
SB – Donc il faut que les mauvais souvenirs s’évacuent en mettant à la place des souvenirs qui peuvent eux, fonctionner en équilibre avec les propres valeurs de chacun, et qui devront être des valeurs collectives, d’une nation, d’un peuple.   

Peut- on parler de résilience collective ?
DP – La résilience, phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l'événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression et se reconstruire, ne concerne qu’une minorité des personnes traumatisées et il n’y a environ que 18–20–22% des personnes qui arrivent à se résilier, première chose donc, et deuxième chose, cela concerne des individus et pas une société, c’est un phénomène individuel et c’est un phénomène qui, de plus, n’est pas systématique.

Comment se construit la mémoire ?   

DP - L’oubli est un élément essentiel de la construction de la mémoire. On travaille sur le 11 septembre 2001, comme élément de référence. Il s’avère qu’à Columbia, université américaine et aussi à la New School, encore une université américaine à New York, ils ont recueilli des témoignages sur le 11 septembre directement après. Et ils ont eu l’intelligence, l’un et l’autre, pour une partie des personnes interrogées de les réinterrogées un an plus tard, trois ans plus tard et maintenant dix ans plus tard. C’est d’une richesse extraordinaire parce que ça nous permet d’analyser le phénomène de consolidation, de construction mémorielle. Elle n’est pas modifiée, elle est tout le temps en construction.      

La maladie d’Alzheimer met-elle la mémoire collective en danger ?

SB – Il n’y a pas de mémoire sans émotion, donc, à chaque fois que des paramètres psychologiques viennent porter atteinte à l’émotion, à l’expression de l’émotion cela peut aussi à la longue jouer sur la mémorisation. Alzheimer soulève une question majeure de notre époque contemporaine concernant le devenir.       
           
Mémoire collective et mémoire individuelle se mêlent, s'entremêlent, interagissent. La confrontation du point de vue de l'historien et de celui du médecin nous ont permis de mieux cerner cette mémoire collective qui fluctue, évolue. Est-ce que l'augmentation des cas       d'Alzheimer –dont le nombre de cas a dépassé les 24 millions dans le monde- va avoir un impact sur cette mémoire collective   ? La question reste ouverte. Nul doute qu'elle sera approfondie au fil des années dans le cadre   de l'Observatoire B2V  des Mémoires.

Denis Peschanski est historien, Directeur de recherche au CNRS et fait partie du Conseil Scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires.    
Sahra Bennegadi est psychiatre, psychothérapeute. Elle exerce dans des centres médicaux pluridisciplinaires (centre médical Europe, centre médical René Laborie, centre médical départemental de la ville de Paris).              

Publié le 06/05/2014 à 06:45 | Lu 3885 fois





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