Viser l'inclusion numérique des ainés, c'est vouloir leur inscription dans le monde !

Parmi les caractéristiques sociologiques déterminantes pour comprendre les trajectoires d’usage et de non-usage des objets et des services numériques, l’âge est un marqueur discriminant qui se réduit au fil des années, mais qui ne disparaît pas : on ne peut que constater que plus les personnes vieillissent et plus l’accès, les usages et la culture du numérique diminuent par rapport aux catégories plus jeunes. La vision d’Annabelle Boutet, sociologue spécialiste de l’inclusion numérique.





Cependant, le travail mené par les Petits Frères des Pauvres et le CSA, en différenciant par décennie les 60 ans et plus, en interrogeant les personnes sur leur niveau d’équipement et leurs usages, sur leurs sociabilités, sur leur vision du monde et de la société, permet de nuancer une idée-valise que les plus vieux sont très éloignés des outils et des service numériques.
 
Et de nous éviter de tomber dans les clichés trop simplistes, sans pour autant nous voiler la face : « vieux/vieilles, moches, malades et anti-technologie ». Contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, on peut être jeune et avoir un usage appauvri des services numériques comme on peut être vieille et une utilisatrice très régulière et assumée des réseaux sociaux.
 
Cela veut surtout dire que l’âge peut-être un marqueur discriminant, mais nous tomberions dans un déterminisme inopérant si nous expliquions les différences d’usage et de culture par cet unique indicateur.
 
En outre, cette étude permet de confirmer que la simple combinaison (grand) âge/technologie ne suffit pas pour expliquer les freins aux usages. En effet, par la richesse de ses indicateurs, cette étude met en lumière des phénomènes sociaux plus globaux. Autrement dit, elle oblige à mettre l’exclusion numérique dans un contexte d’exclusion sociale, économique et/ou culturelle.
 
Pour alimenter la discussion, nous proposons de nous intéresser à la manière dont sont créées les interactions entre les utilisateurs, les plates-formes numériques et les institutions qui les commandent. Ainsi, nous mettons en exergue qu’elles sont à l’intersection de quatre champs : économique, juridique, technologique et socio-organisationnel.
 
Nous nous appuyons pour cela sur les données produites par cette étude et notamment celles qui concernent les démarches administratives. Mais, au-delà des chiffres, la capacité à faire, ou pas, des démarches administratives en ligne pose en premier lieu la question du (non-)recours aux droits. En effet, alors que les services (aux) publics sont de plus en plus dématérialisés, les publics les plus affectés sont ceux qui dépendent d’autant plus de ces services pour l’exercice de leurs droits les plus élémentaires : économiques, juridiques ou sociaux. Les personnes âgées sont les premières exposées.
 
Ce phénomène est d’ordre technologique parce qu’organisationnel ; social parce qu’institutionnel. Pour entrer en contact avec un service administratif, à défaut d’un agent en chair et en os, chaque individu doit, avant tout, apprendre à maitriser les règles d’entrée et de cheminement fixées par une plate-forme, – caf.fr, ameli.fr, impots.gouv.fr ou une caisse de retraite –, médiatrice de l’institution qui l’a créée.
 
Ces règles sont déterminées par des normes institutionnelles, des procédures et des fonctionnalités, en vue de recueillir les informations, personnelles, nécessaires à l’accomplissement des missions. Elles permettent notamment d’élaborer un profil autorisant l’accès au service recherché ; c’est pourquoi le niveau d’exigence de la qualité des informations détermine la réussite ou l’échec de la transaction.
 
Par conséquent, les interactions numériques introduisent une étape intermédiaire au cours de laquelle la technologie impose la manière dont le processus d’identification doit se faire, afin que la prise de contact avec le service ait lieu. C’est alors que, assujettis à des architectures logicielles, ces plates-formes numériques donnent les bases de référence et les clés de compréhension auxquelles l’internaute doit adhérer pour obtenir le service attendu.
 
Finalement, la conjonction, d’une part d’activités humaines et organisationnelles, et d’autre part, d’architecture et de protocole logiciels, produit des catégories de relations entre le service et le demandeur et des attributs permettant de caractériser les bénéficiaires. Ainsi, une personne bénéficiaire de la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) sera face à la double difficulté de comprendre les logiques, les architectures et les langages logiciel et organisationnel de caf.fr pour
y déposer les informations nécessaires à sa reconnaissance comme bénéficiaire.
 
Mais une case mal cochée ou une question mal informée de sa part pourra aussi l’en exclure. Les institutions imposent donc aux demandeurs internautes qu’ils arbitrent entre les attributs exigés par les plates-formes, ceux qu’ils souhaitent fournir et ne pas fournir, et ceux qu’ils estiment nécessaires pour obtenir le service souhaité ; tout cela s’effectue donc en fonction de leur perception et de leur connaissance de la structure relationnelle organisationnelle.
 
La problématique de l’interrelation entre logique organisationnelle et logique logicielle vaut pour tous les types de plates-formes, servicielles ou commerciales, mais aussi les réseaux sociaux. Dans chaque cas, la démarche primordiale est la mise au format des données personnelles et la création d’un profil opérationnel.
 
L’intelligence de la rencontre entre l’individu et la plate-forme, intermédiaire avec le service recherché, réside à la fois dans la manière dont l’internaute appréhende les registres d’identification et dans ses compétences à manœuvrer les bonnes fonctionnalités lui permettant de jouer entre ombre et lumière.
 
Autrement dit, à la question de l’acquisition de la culture numérique, qui a été mise en avant par les récents travaux sur l’inclusion numérique, dont la présente étude se pose immanquablement la question de la culture institutionnelle… est selon nous ce qui constitue un des ciments de toute société : la socialisation.
 
La disqualification sociale, théorisée par Serge Paugam, s’accompagne fatalement de phénomènes de désocialisation : perte des liens sociaux, amicaux, familiaux ; chez les personnes vieillissantes, c’est le départ à la retraite, le veuvage, la perte d’autonomie, l’entrée en EHPAD, par exemple. Toutefois, l’isolement ne se caractérise pas uniquement par de la solitude mais par la rupture des moyens de socialisation qui permettent aux individus d’acquérir les ressources nécessaires à son inscription dans le monde ; autrement dit la perte du capital social absolument nécessaire pour appréhender la réalité présente mais aussi les nouveautés, les innovations qui contribuent au mouvement perpétuel des sociétés.
 
Pour que les sociétés innovent et absorbent ces innovations, elles ont besoin de lieux et de voie de transmission à la fois des objets et des pratiques. Concernant les rapports aux innovations numériques, ces lieux de transmission se lovent dans chaque association, chaque bénévole, chaque service de proximité, chaque micro-projet qui accompagne la diffusion et l’appropriation des usages.

Article publié le 02/10/2018 à 01:00 | Lu 8114 fois