Viande et cancer : interview de Fabrice Pierre, directeur de recherche à l'INRA

La viande victime de nos nouvelles façons de produire et de consommer ? Avec les meilleurs experts mondiaux, l’association Bleu-Blanc-Cœur dévoile tout ce que l'on ne vous a pas dit sur le lien « Viandes » et « Cancer ». Fabrice Pierre, directeur de recherche INRA et membre du réseau NACRe, explique le rôle central du fer dans le lien « viandes et cancer colorectal ».





Parmi les causes fréquemment citées pour le lien viande et cancer colorectal, quelles seraient les parts respectives des composés aromatiques produits lors de la cuisson, des agents de conservation de charcuteries ou du fer héminique ?
                       
De nombreuses hypothèses sont proposées pour expliquer l'association positive entre la consommation de viandes rouges, charcuteries et le risque de cancer du    côlon. D'ailleurs les méta-analyses conduites récemment permettent d'élargir cette augmentation du risque à d'autres cancers comme le cancer du pancréas et le cancer du sein.
 
La richesse en protéines et lipides des produits carnés, une hypothèse largement étudiée à la fin des années 1990, n'est plus considérée comme centrale. Reste les composés N-Nitrosés endogènes, les amines hétérocycliques issus de la cuisson à haute température et enfin, la richesse en fer héminique. Si ces trois hypothèses ont été largement étudiées de manière indépendante, aucune étude n'avait essayé de déterminer le poids de chacune de ces hypothèses et de leur association dans une même étude.
                                   
Et dans un article publié en 2015 dans Cancer Research (Bastide et al, 2015), nous avons grâce à un protocole expérimental in vivo, déterminé que le fer héminique est l’agent central pour expliquer l’effet promoteur des viandes, sans effets additifs ou synergiques des amines hétérocycliques ou des composés N-nitrosés. (…)

 
Si la péroydation du fer est le principal agent de promotion de la carcinogenèse, quels mécanismes et quelles actions pourraient limiter cette péroxydation ?
 
Nos travaux in vitro ont permis de proposer que ces alcénals vont induire une sélection (au sens sélection Darwinienne) des cellules prénéoplasiques au détriment des cellules normales, favorisant ainsi la promotion de la carcinogenèse. Nos travaux ont permis de conclure que les cellules prénéoplasiques mutées pour le gène Apc (première mutation de la transition de tissu sain vers un tissu tumoral) ont un bagage enzymatique qui leur permet de détoxifier rapidement ces alcénals ; capacité que les cellules normales n'ont pas.
 
Grâce à cette forte capacité de détoxication, les cellules prénéoplasiques vont survivre à l'exposition aux alcénals alors que les cellules normales vont rentrer en apoptose. Mais le point positif est qu'une fois ce lien proposé entre peroxydation lipidique et promotion de la carcinogenèse induite par le fer héminique des viandes, nous avions potentiellement un levier de prévention nutritionnelle.
 
(…) Nos travaux ont permis de démontrer que l’ajout de calcium ou d’antioxydants dans le régime des rongeurs était suffisant pour limiter l’effet du fer héminique ou de la viande bovine. Si l’on a ainsi bien établi que la supplémentation du régime alimentaire peut être efficace pour limiter l'effet promoteur, elle s’apparente à une recommandation du type « Mangez un produit laitier riche en calcium ou un produit riche en antioxydant lors de la consommation de viande rouge et/ou charcuterie ».
 
Or, les travaux de sociologues comme Aston et al. (2013) et de Darmon et Drewnowski (2008) montrent clairement qu'il y a de grosses inégalités face à des messages de recommandation nutritionnelle avec par exemple une faible réceptivité des consommateurs des classes sociales inférieures à ces messages nutritionnels.

                                   
Donc nous avons envisagé deux approches pour définir une alternative à la recommandation alimentaire actuelle : modifier le régime alimentaire (continuer de rechercher à établir des recommandations alimentaires telles que demandées par les agences, mais aussi modifier directement le procédé de fabrication des produits carnés. La modification du produit mis sur le marché devrait permettre d’éviter les problèmes liés aux inégalités face aux recommandations.
 
Actuellement, les travaux ont été principalement menés sur des produits « charcutiers » et ils ont permis de démontrer que l’ajout de vitamine E dans la charcuterie pendant sa fabrication était suffisant pour limiter son effet promoteur de la carcinogenèse chez le rat. Les travaux menés dans le cadre du projet ANR SecuriViande ont permis de démontrer que l’ajout d’extrait de grenade était efficace pour diminuer la promotion de la carcinogenèse chez le rongeur.

 
Y-a-t-il des données épidémiologiques qui confirmeraient ces pistes (celles de la question 2) ?
 
Pour tester l'hypothèse « effet promoteur de l'hème » et l'hypothèse « protection par les antioxydants » chez l'Homme, nous avons mis en place deux stratégies : vérification au niveau de biomarqueurs fécaux et urinaires chez des volontaires sains et vérification au sein d'une cohorte nationale. Chez les volontaires sains, nos travaux ont permis de démontrer que l’ajout de vitamine E (0,5g/kg de jambon, soit un apport quotidien de 80 mg/jour pour les volontaires sains) dans la charcuterie pendant sa fabrication était suffisant pour limiter chez les volontaires sains, comme chez le rat, la peroxydation lipidique luminale au niveau du côlon.
 
Pour les viandes rouges, nous avons démontré que la marinade raisin olive est efficace pour limiter, chez le rat comme chez les volontaires sains, la peroxydation lipidique induite par la consommation de 110g/j de faux-filet pendant 4 jours. Grâce à ces travaux, la limitation de la peroxydation chez l'Homme est donc acquise et la preuve que la modification des produits mis sur le marché est une stratégie plausible chez l'Homme est validée.                 
 
Enfin, nos travaux expérimentaux avaient permis de démontrer, des modèles animaux jusqu’aux volontaires sains, que le lien Viandes/Cancer s’expliquait principalement par l’apport en fer héminique et la peroxydation induite par l’hème et que l’enrichissement du régime en antioxydant pouvait limiter l’effet promoteur. Nous avons donc cherché à vérifier au sein d’une cohorte si l’hème alimentaire était effectivement associé à un risque au niveau des adénomes et si l’enrichissement en antioxydant (pour limiter la peroxydation) était efficace pour limiter ce risque. Pour cela nous nous sommes rapprochés de la cohorte E3N (INSERM/Institut Gustave Roussy qui gère une enquête de cohorte prospective portant sur environ 100.000 femmes volontaires françaises nées entre 1925 et 1950 et suivies par questionnaires alimentaires depuis 1990).
 
Ce projet collaboratif entre l’équipe de l’IGR et notre équipe INRA de Toulouse a permis de montrer que la consommation d’hème est effectivement associée à un risque élevé d’adénomes coliques (+36%) et qu’un statut antioxydant élevé du régime va protéger contre cette association positive. Ces travaux ont été publiés    récemment dans Cancer Epidemiology biomarkers & Prevention. Ce résultat est cohérent avec nos données obtenues dans les modèles animaux et avec les données chez les volontaires sains, cela valide nos travaux chez l’Homme.

Article publié le 20/09/2016 à 01:00 | Lu 4640 fois