Mémoire et évolution : le point de vue de deux experts

L’Observatoire B2V des Mémoires, qui a vu le jour cette année, a décidé de confronter l’avis de deux spécialistes sur le thème « Mémoire et Evolution ». D’une part, le professeur Robert Jaffard* et d’autre part, Bernard Stiegler**. Pour cette occasion, tous deux ont échangé sur le phénomène de transmission de la mémoire à travers les temps. Passionnant.


Transmission de la mémoire : héritage épigénétique

Le Pr. Jaffard indique, en s'appuyant sur des études récentes réalisées chez l'animal, que « les effets de l'environnement culturel et social, le stress et certains apprentissages peuvent se transmettre à la descendance ».
 
On parle alors d'héritage épigénétique, dont les premières hypothèses sur ce sujet avaient été faites par Lamarck au 19ème siècle !
 
Ces hypothèses impliquaient la transmission des informations des cellules somatiques (cellules nerveuses) aux cellules germinales (cellule de la reproduction).
 
Les propriétés de la mémoire : des prédispositions plus que des facteurs innés

Le Pr. Jaffard convient de l'existence de comportements innés mais souligne qu'il est difficile de les discerner...  Il précise qu'il existe « un certain nombre de prédispositions, de préparations à apprendre plus que des données innées dans la mesure où l'on a des capacités à associer très rapidement un stimulus à un autre ».
 
Exemple : l’aversion olfactive et gustative conditionnée
 « Lorsque vous consommez un aliment, il a une certaine odeur et une certaine saveur. Si vous êtes malade dans les heures qui suivent, vous rejetterez ensuite cet aliment lorsqu'il vous sera présenté», explique le professeur. 

L’environnement socio-culturel : facteur-clé de la construction de notre mémoire

L'environnement socio-culturel constitue une donnée primordiale dans l'organisation de notre cerveau et conditionne la mémoire. Selon Bernard Stiegler, « le social informe, il met en forme le psychique et le contraint à intérioriser des règles ». Cela explique « l'évolution des cultures et ses appropriations » déclare-t-il.
 
Les âges de la mémoire :
A partir de cinq ans : développement de la mémoire des objets. C'est celle qui mature le plus rapidement.
Vers vingt ans : maturation de la mémoire épisodique. C'est à cette période que la mémoire semble atteindre son fonctionnement optimal. C'est également celle qui va défaillir en premier chez un sujet vieillissant, d'autant plus lorsqu'il est touché par une maladie neuro-dégénérative telle que Alzheimer.
A l’âge de trente ans : la maturation de la mémoire des visages atteint son sommet. Passé trente ans, cette mémoire commence à s'affaiblir avec le vieillissement.


L'apprentissage : le savoir versus le numérique

« L'être humain est un être apprenant parce qu'il n'est pas viable s'il n'a pas d'apprentissages », explique encore  Bernard Stiegler. Le professeur associe les processus adaptatifs aux compétences et le savoir à l'apprentissage. Il souligne que le numérique favorise les phénomènes d'automatisation, ce qui engendre une perte de savoir considérable chez les individus... L'un des plus grands enjeux de la société à venir, réside selon lui dans la reconstruction d'une mémoire sociale fondée sur les savoirs, et non seulement sur des compétences adaptatives. « Les gens qui ont de l'avenir sont ceux qui sont capables de retrouver les modes de pensée de l'Antiquité et de les intégrer dans les modes contemporains » dit-il.

Le phénomène de reprogrammation : la solution aux défaillances du cerveau…

Le Pr. Jaffard affirme que dans certains cas, les structures nerveuses du cerveau se réorganisent pour continuer à assurer une fonction. C'est le cas pour la mémoire du sujet âgé, mais pas seulement.
- « Les sujets aveugles peuvent recycler, reprogrammer leur cortex visuel pour lire le braille du bout des doigts donc c'est le cortex visuel paradoxalement qui sert à cette lecture. »
- « Les sourds et muets peuvent déchiffrer le langage des signes à l'aide de leur cortex auditif, qui ne sert plus à entendre mais leur sert désormais à analyser les gestes et les signes qu'ils perçoivent pour les interpréter »
.
 
*Professeur émérite à l'Institut des Neurosciences Cognitives et Interactives d'Aquitaine – INCIA. Membre de l'Observatoire B2V des Mémoires
**Directeur de l'Institut de Recherche et d'Innovation (IRI) du Centre Georges Pompidou et professeur de philosophie à l'université de Londres.

 


Publié le 27/03/2014 à 09:06 | Lu 1478 fois