Elle s’en va : sur la route avec Catherine Deneuve, entretien avec Emmanuelle Bercot (film)

Elle s’en va, le dernier film d’Emmanuelle Bercot, avec Catherine Deneuve sort sur les écrans ce mercredi. La réalisatrice et l’actrice principale de ce long-métrage reviennent toutes deux sur l’histoire de cette femme d’une soixantaine d’années, qui prend sa voiture pour faire le tour du pâté de maison et qui ne revient jamais…


Racontez-nous la genèse du film ?

J’avais depuis longtemps le désir de filmer Catherine Deneuve. Très peu d’acteurs en France m’inspirent une telle envie.

Comme beaucoup de gens de ma génération, Catherine fait partie de ma vie – il n’y a pas une époque où je n’ai pas été marquée par elle, au travers de ses films. J’ai vraiment écrit Elle s’en va pour elle, et Catherine a été mon moteur absolu tout au long de l’aventure de ce film.
 
Elle s’en va est l’histoire d’une femme qui prend sa voiture pour faire le tour du pâté de maison et qui ne revient jamais. D’où est venue l’idée de ce road-movie ? Il s’en tourne peu en France ; encore moins avec une sexagénaire dans le rôle principal.

J’avais peu de préméditations en me lançant dans l’écriture. Je voyais Catherine sur les routes, je la voyais conduire et traverser des décors dans lesquels il me semblait qu’on n’avait peu l’habitude de la montrer au cinéma. Le scénario s’est alors construit petit à petit, un peu comme un puzzle. Avec la complicité de Jérôme Tonnerre, mon co-scénariste. Le road- movie est un genre habituel, mais à ma connaissance, je ne vois guère que le film - exemplaire - de David Lynch, Une histoire vraie, qui mette, c’est vrai, un personnage d’un certain âge (Richard Farnsworh) en situation de partir à l’aventure. Au final, on voit assez peu le personnage de Catherine rouler, et trop peu les paysages. Faute d’avoir dû faire l’économie de ces « moments » typiques des road-movies lorsqu’il a fallu réduire le coût du film, et je le regrette. Ainsi, c’est plutôt à travers la variété des rencontres qu’elle fait qu’on retrouve les schémas du road-movie.
 
Dès que Bettie, le personnage de Catherine Deneuve, est sur les routes, son horizon semble s’élargir à l’infini.

Cela m’intéressait de raconter l’itinéraire d’une femme de cet âge qui voit soudain l’horizon s’éclaircir alors que rien ne le laisse présager. Donc plutôt du côté de l’optimisme, que de celui plus évident de la nostalgie. À trente ou quarante ans, on se dit qu’il est assez facile de changer de vie ; à soixante, ça doit être plus difficile : il s’ouvre moins de portes, l’étendue des possibles est réduite. Depuis toute petite, l’âge est un sujet qui m’angoisse. Et, jusqu’à ce film, je n’étais pas très optimiste sur cette question. Elle s’en va répondre à cette inquiétude. Je l’ai probablement écrit autant pour me rassurer que pour donner de l’espoir à ceux qui n’en auraient pas.

Vous insistez beaucoup sur les relations que Bettie entretient avec sa mère.

On parle peu des relations mères-filles à cet âge de la vie et, lorsqu’on les évoque, c’est généralement pour montrer un adulte confronté à la dépendance d’une personne âgée.
 
Dans le cas de Bettie, c’est encore la mère qui a le dessus ; une mère excessive, très envahissante et dont elle doit se libérer. J’aimais l’idée qu’à soixante ans, elle soit retournée vivre avec elle, qu’elle soit en quelque sorte sous sa coupe.
 
Au début du film, on voit qu’elle est obligée de traverser la chambre de sa mère pour se rendre dans la salle de bains et cela en dit long sur son personnage. C’est une femme qui s’est laissé enfermer. Elle est restée confinée dans sa petite ville de province, sa vie sentimentale est un peu vaseuse. On sent qu’elle aurait pu avoir un tout autre destin, et qu’elle est passée « à côté de sa vie ». Elle est résignée mais elle n’est pas aigrie. C’est une bonne nature. C’est ce qui me plaît chez elle. Une rupture amoureuse va provoquer la fracture dont elle avait besoin pour avancer enfin. Se dessine alors l’histoire non pas d’une dérive, mais d’une envolée.
 
Depuis Les Vacances et La Puce jusqu’à Backstage et Mes Chères Etudes, tous vos films traitent de l’adolescence. Pas cette fois.

C’est vrai, mais je ne me suis pas sentie pour autant complètement déconnectée de mon univers. Il y a quelque chose d’assez adolescent chez Bettie. Elle est presque enfantine. Et puis, le personnage de sa fille Muriel, que joue Camille, fait écho, dans sa révolte, à ceux de mes autres films. Ce qui tranche nettement avec tous les précédents films, c’est la légèreté, la gaieté et l’optimisme. C’était un désir sincère (et nécessaire) de ma part d’aller vers là. Jusqu’à assumer une forme de happy end. Et même de « feel good movie ».
 
Pourtant Bettie dirige un restaurant, c’est une chef d’entreprise ; son côté enfantin ne saute pas tout de suite aux yeux.

Elle est solide, énergique et posée. On sent qu’elle tient son équipe. En bon petit soldat. Mais c’est d’abord une amoureuse. Et dans ce domaine, on la devine beaucoup plus fragile. L’amour la guide et c’est la raison pour laquelle je voulais qu’elle ait cette histoire à la fin. Elle a, comme beaucoup de femmes de sa génération, un certain égoïsme, ses proches peuvent passer après « sa vie », elle ne cherche pas particulièrement à leur plaire. Elle peut être bousculée par la violence de sa fille mais on voit bien qu’elle ne culpabilise pas. Ça fait sa force, et finalement sa liberté.

Pourquoi en avoir fait une ancienne miss ?

Ça m’est venu intuitivement, sans aucune raison. Si ce n’est de m’être demandée : comment une femme si belle a-t-elle pu échapper à un destin exceptionnel ? Tout le scénario est fait de ce genre de petites pierres qui nous permettaient de l’emmener loin de chez elle. Elle se remet à fumer. Donc, logiquement, elle cherche à trouver des cigarettes. Et cette quête devient le fil conducteur d’un bon tiers du film - on est presque dans le documentaire. A partir du moment où elle a un but -aller chercher son petit-fils- on rentre dans une narration plus classique. Une chose entraîne l’autre. Mais finalement, de bout en bout, c’est l’histoire d’une femme partie faire un tour, et qui ne cesse de trouver des prétextes pour ne pas rentrer.
 
Il y a, dans Elle s’en va, une galerie de personnages incroyables : ce vieux monsieur formidable qui roule une cigarette pour Bettie, ce groupe de femmes qui noient leur solitude en buvant un verre à la discothèque du coin, cet agent de sécurité qui la recueille dans le magasin d’ameublement qu’il est chargé de surveiller…

C’est l’un des challenges lorsqu’on écrit un road-movie : trouver les moyens de sortir des clichés du genre, et se garder de tomber dans le pittoresque. On voit souvent cela dans ce type de film : le personnage s’arrête dans une station-service, et le pompiste est un nain à trois bras. Je ne voulais absolument pas m’engager là-dedans, ce sont tous des personnages « ordinaires » au sens noble du terme, même si parfois je force un tout petit peu le trait parce qu’il faut faire exister chaque personnage en très peu de temps.
 
Tous nous racontent un morceau de France.

C’était aussi ça la base du projet : une coupe transversale de la France. Il m’arrive de partir seule sur les routes de France et je tombe toujours sur des endroits improbables, des cafeterias glauques, des lieux comme le ranch. Ce sont des cadres qu’on ne peut pas inventer et je sais ce que c’est que de s’y trouver toute seule. Pour peu d’être un peu ouvert aux autres, d’être un peu curieux et complètement innocent comme l’est Bettie, il se passe toujours quelque chose. Certains diront que les rencontres qu’elle fait sont un peu exagérées. Ces « vrais gens », comme je les appelle, je suis allée les chercher là où Bettie allait les rencontrer. Ce sont tous des non professionnels.

Marco, le garçon que Bettie rencontre au Ranch et qui finit la nuit avec elle, est sidérant de présence. Lui aussi est un non professionnel ?

C’est un « vrai gens » mais je ne l’ai pas trouvé en Bretagne où se déroule la scène. J’ai eu beaucoup de mal à dénicher quelqu’un pour ce rôle et c’est finalement à Paris qu’Antoinette Boulat (la directrice de casting) l’a découvert. Paul Hamy a cette fantaisie, un côté ludique et poétique qui fonctionnait bien avec Catherine. La scène de la chambre d’hôtel était très casse gueule. Elle y est tellement subtile, tellement abandonnée que c’en devient touchant.
 
Vous mettez dans la bouche de Marco des dialogues assez durs sur l’âge. Il dit à Bettie qu’il a pensé à elle jeune en lui faisant l’amour ; il pense qu’elle est à la retraite…

C’est dur mais c’est ce que penseraient beaucoup d’hommes dans son genre ! Il n’y a aucune cruauté de ma part sur cet âge-là. Mais ça fait partie du sujet du film, et sans du tout vouloir le stigmatiser, je n’allais pas le contourner. En outre, la franchise primaire de Marco, en contrepoint à l’élégance de Catherine, donne une dimension comique à la scène.
 
La scène de beuverie avec lui est formidable.

Dans cette scène, on est vraiment dans le cliché par excellence de la femme qui a trop bu et qui se retrouve le matin dans un lit avec un homme. C’est un cliché que j’ai tenu à visiter. Mais Catherine, par son naturel incroyable en fait un moment magique. Et l’alchimie entre les deux acteurs a été décisive.
 
Vous affirmez souvent aimer « filmer les états ».

J’aime être dans l’instant ; dans ce qui se passe au moment précis où l’on tourne. Je me moque de la psychologie. Si la scène prend un autre chemin que le texte qui est écrit, ça m’est égal. La capture de ce moment, et si possible des accidents, m’intéresse davantage. Résolument, les êtres que je filme me passionnent plus que mes personnages.
 
Cela veut dire que vous improvisez beaucoup ?

Pas assez malheureusement. J’aimerais le faire davantage. Mais ça demande un temps que nous n’avions pas.
 
Parlez-nous du tournage.

On a tourné dans des conditions d’urgence que ni Catherine, ni beaucoup des techniciens, n’avaient connues jusque-là. Plus, la contrainte des décors qui changeaient sans cesse – il y en avait 65 ; et les contraintes liées au travail avec des comédiens non professionnels qui n’ont aucun repère et aucun mode d’emploi. Leur présence imposait un dispositif particulier : impensable, par exemple, de tourner en plans séquence ! Tout allait si vite qu’il est arrivé qu’on ne prenne même pas le temps de répéter avec Catherine. Elle me demandait : « On ne répète pas ? ». Je hurlais : « Non ! Mettez-vous là ! Il faut y aller ! ».
 
Des acteurs non professionnels, Catherine Deneuve… Le mélange devait être détonnant.

Oui, ils se retrouvaient à donner la réplique à Catherine Deneuve qu’ils n’avaient jamais vu de leur vie. Leur émerveillement était fabuleux. Et très émouvant à voir.
 
Claude Gensac, Hafsia Herzi et Mylène Demongeot sont les seules actrices professionnelles du film…

C’était un parti pris. Leurs personnages appartiennent à la jeunesse de Bettie, ou à sa vie d’avant sa « fugue ». Lorsqu’elle part, l’horizon change de couleur.
 
C’est la première fois qu’on voit la chanteuse Camille à l’écran.

Fidèle à mon principe de faire jouer l’entourage familial de Bettie à des professionnels, j’ai d’abord cherché une comédienne pour interpréter Muriel. Mais je n’aimais pas l’idée qu’une actrice revienne dans le film lorsque Bettie est sur les routes et je ne trouvais pas non plus la singularité que j’imaginais pour ce rôle dans celles que j’avais rencontrées. J’ai alors pensé à Camille, pour son sens inouï du rythme et son débit de parole (indispensable pour la longue logorrhée du coup de fil à Bettie). Elle a accepté de passer des essais, et ça a été une évidence immédiate. Pour moi, elle est l’une des plus grandes artistes contemporaines.
 
Un certain Nemo Schiffman, votre fils, fait également ses premiers pas au cinéma.

Il est presque à l’origine du personnage du petit-fils. Nemo a une passion pour Catherine. « Je pourrais venir sur le tournage ? », m’a-t-il demandé lorsqu’il a appris que j’écrivais pour elle, « Mon rêve, c’est de serrer Catherine Deneuve dans mes bras ! ». Alors j’ai d’abord pensé écrire une petite scène pour lui, où il la serrerait dans ses bras, et, de fil en aiguille, le personnage du petit garçon est devenu un élément à part entière du scénario. J’aimais bien l’idée de mettre un enfant dans les pattes de Catherine et de voir ce qui se passait. Mais pour autant, il a passé des essais, comme tout le monde, et c’est sur ces essais que je l’ai choisi.
 
Au-delà du road movie, Elle s’en va est un formidable hommage à la filmographie de Catherine Deneuve, bourré de références à François Truffaut, André Téchiné, François Dupeyron…

Je le vois maintenant, mais ce n’est absolument pas prémédité. Cependant, il est évident, qu’inconsciemment, je suis marquée par l’image que j’ai d’elle dans ses films. En tournant Elle s’en va, j’ai le sentiment d’avoir plutôt capté des traits de sa personnalité qui m’impressionnent et qu’on connait peut être moins d’elle : sa puissance de vie exceptionnelle, sa curiosité, sa joie de vivre, son goût du rire, son humour. Teintés de cette poignante mélancolie qu’on lui connaît. Au-delà de l’actrice, que j’admire, il y a sa personne, la femme qu’elle est, que j’aime. Et c’est tout autant cela qui m’a donné si envie de la filmer. D’ailleurs, je n’en reviens toujours pas d’avoir fait un film avec elle ! D’avoir eu cette chance. C’est une immense rencontre, pour moi.

Publié le 17/09/2013 à 06:00 | Lu 1063 fois