"Avant la retraite" de Thomas Bernhard au Théâtre de la Porte Saint-Martin : terrifiant et magistral

On ne présente plus Thomas Bernhard, auteur autrichien sulfureux qui fit scandale à chaque nouvelle pièce. « Avant la retraite », qui fut créée à Vienne en 1979, n’échappe pas à la règle. Il faut dire que le sujet -la présentation d’un nazisme quasi ordinaire- ne put que déclencher de vives réactions, et choque encore aujourd’hui.


L’action se passe dans une ville d’Allemagne, dans les années 70. Rudolph Höller, sexagénaire empâté, vit avec ses deux sœurs Véra et Clara dans l’appartement vieillot qui fut jadis celui de leurs parents. Il est juge du tribunal de la ville et va bientôt prendre sa retraite.
 
Nous sommes le 7 octobre, jour de l’anniversaire du Reichsführer-SS Heinrich Himmler que Rudolph croisa un jour et les trois personnages s’apprêtent, comme chaque année à pareille date, à fêter l’événement, chacun à sa manière.
 
Pendant la guerre, Rudolph était commandant d’un camp de concentration et sa sœur aînée Véra, nazi tout aussi convaincue, lui voue un véritable culte. Ce n’est pas le cas de la cadette Clara, clouée dans un fauteuil roulant à la suite du bombardement de son école par les Américains quelques jours avant le cessez-le-feu et qui se réfugie dans les livres et la presse pour fuir ce quotidien effrayant.
 
Car c’est bien l’effroi qui nous saisit à l’écoute de ces échanges verbaux ordinaires et acides entre les deux sœurs, souvent drôles, même si on rit jaune parfois, qui se poursuivent à trois à l’arrivée du frère à l’acte suivant. L’effroi de découvrir ces monstres ordinaires qui alternent leur monologue sans écouter celui de l’autre.
 
Puis, vient la grande scène du repas, en uniforme SS pour Rudolph et robe du soir pour Véra, alors qu’on a avancé à table la chaise roulante de Clara et posé sur la cheminée une photo d’Himmler luxueusement encadrée. Entre deux verres de champagne, les deux nazillons se remémorent le bon temps en feuilletant un album photo où se mélangent des clichés familiaux à des photos des camps, persuadés que des jours meilleurs reviendront bientôt.
 
L’un d’entre eux n’y survivra pas…
 
La pièce fut jouée à Paris plusieurs fois. On se souvient de Denise Gence dans le rôle de Véra, au Théâtre de la Colline en 1990, qui obtint d’ailleurs un Molière pour ce rôle. Et puis de Michel Bouquet en Rudolph à l’Atelier, quelques années plus tard.
 
Alain Françon releva à nouveau le défi en octobre 2020 ici même, mais les représentations furent interrompues par le Covid, ce qui justifie cette reprise où on retrouve les trois acteurs de la création. La mise en scène est fluide, avec une vision précise pour chaque personnage.
 
Catherine Hiegel se sent chez elle dans ce théâtre où elle a déjà réalisé plusieurs mises en scène. C’est une Véra parfaite, aussi parfaite que ses tresses blondes qu’elle se fait pour l’occasion. Un monstre ordinaire, sûr de ses convictions mais qui fuie ses contradictions. Fascinante par son jeu si naturel et sa facilité à dire des horreurs de façon aussi candide, l’actrice sait nous amuser souvent, nous attendrir parfois, subtilement sur le fil entre l’abject et l’attachant.
 
Noémie Lvovsky est sur les planches pour la première fois. Habitués à son énigmatique sourire au cinéma on la retrouve ici transformée dans le rôle de Clara, personnage plus complexe qu’il n’en parait. En parfaite comédienne, elle nous délivre une Clara lunaire qui se réfugie dans le silence en reprisant des chaussettes puis qui se protège d’un livre pour ne pas entendre les horreurs proférées par son frère.
 
André Marcon est un habitué du théâtre. Il campe un Rudolph sanguin, personnage beaucoup plus inquiétant que sa sœur Véra, tant dans la violence de ses propos que celle de ses gestes. Attendue pendant toute la première partie où il n’apparait pas, son arrivée au deuxième acte interrompt les échanges fielleux entre les deux sœurs. C’est un homme et, chez ces gens-là, un homme c’est forcément brutal et sûr de lui.
 
Le décor, qui rend bien compte de l’enfermement des trois personnages, est celui d’un appartement des années 30, avec de hautes fenêtres sans vue, des rideaux gris et poussiéreux qu’il faudrait changer, un lustre d’avant-guerre tout autant démodé et un téléphone en bakélite au son suranné.
 
Devant tant d’horreur on ressort pourtant vivifiés, fascinés par le talent des trois comédiens et parce qu’on a beaucoup ri. C’est un spectacle audacieux qui mérite bien qu’on lui fasse honneur.
 
Alex Kiev

Théâtre de la Porte Saint-Martin
18 Boulevard Saint-Martin
75010 Paris
Du mardi au vendredi 20h, samedi 20h30 et dimanche 16h


Publié le 04/02/2022 à 02:29 | Lu 2476 fois