Vie intime des ainés : l'éclairage de Mélanie Rossi des petits frères des Pauvres

Ce que tous les témoignages que nous écoutons ont en commun, c’est la misère affective et/ou sexuelle en tant qu’expression d’une immense solitude. Alors, prendre en compte ces paroles, c’est reconnaitre que les personnes qui avancent en âge ont toujours des désirs. À nous maintenant de les écouter et de les entendre. Par Mélanie Rossi, chef de projet en téléphonie sociale Petits Frères des Pauvres.


Qu’est-ce qui vous marque dans les résultats de cette étude* ?
Ce qui m’a le plus marqué, c’est que les résultats de cette étude ne reflètent pas forcément ce que nous pouvons écouter sur la ligne Solitud’écoute. Rien de vraiment étonnant, car les personnes âgées qui nous appellent ont besoin d’extérioriser un profond mal être.
 
C’est ce qu’il y a de magique avec le téléphone, c’est qu’il délie les langues : pas besoin d’affronter un regard, pas de crainte de jugement. Lorsqu’on y ajoute, en plus, un principe d’anonymat et de confidentialité, on libère la parole et on devient le réceptacle de secrets inavoués.
 
La sexualité fait partie de ces secrets, de ces tabous. Les personnes âgées ont peu d’espaces pour l’évoquer. Elles en ont honte et cette honte, c’est ce que nous entendons donc quotidiennement : celle de se sentir seul, celle de n’avoir plus que nous à qui parler, celle de ne plus être aimé et de ne plus aimer, celle de ne plus être touché.
 
Solitud’écoute peut réellement faire un apport complémentaire sur ce sujet, mettre en lumière d’autres réalités que celles relevées mais confirmant assurément la portée du tabou qu’il constitue.
 
La vie affective, intime et sexuelle est le 3e thème d’appels de Solitud’écoute ?
En effet, cela représente 13% de la totalité de nos appels sur l’année 2021 soit plus de 2.200 récits de vie écoutés par nos bénévoles. Parmi ces témoignages, les femmes de 70  ans et plus sont certainement les plus représentées, des veuves, exprimant une souffrance liée au manque de contact physique, charnel, parfois sensuel.
 
Des femmes qui manifestent le désir de connaitre à nouveau une tendre caresse dans les cheveux, un bras autour de leur taille, un baiser sur leur front. La tendresse est souvent davantage évoquée que la relation sexuelle en elle-même.
 
C’est véritablement le toucher, être touchée qui est un manque. Le sujet de la séduction et du rapport au corps est également abordé par quelques-unes de nos appelantes. Voir leurs corps changer, leur peau se rider est douloureux.
 
Se voir vieillir, dans une société qui craint de vieillir et nous vend la jeunesse éternelle à tous les coins de rue a, bien évidemment, une incidence sur leur estime d’elle-même.
 
Je pense aussi à celles qui nous appellent et qui n’ont finalement pas plus d’éducation sexuelle que des pré-adolescentes. Elles connaissent donc mal leurs corps et ont peu de connaissances sur le plaisir féminin.
 
Elles ont associé la relation sexuelle au « devoir conjugal » et/ou à la conception. Elles n’ont donc pas connu de véritable sexualité épanouie. Néanmoins, avec la parole qui se libère certaines s’intéressent, veulent être davantage informées. Et à qui demander des conseils sur la masturbation ou l’utilisation d’un sextoy quand on a 75  ans ? Vous verrez que les espaces sont peu nombreux.
 
S’agissant des hommes seuls, nous recevons régulièrement des appels portant sur l’homosexualité. Des hommes n’ayant jamais révélé « leur secret » à qui que ce soit et qui ont besoin de mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, c’est-à-dire de la culpabilité « d’être ce qu’ils sont » « d’être comme ils sont », « d’avoir passé une vie de mensonges ».
 
Si le tabou de l’homosexualité est aujourd’hui levé pour les jeunes générations, il reste encore très prégnant chez les plus de 60 ans. À cela s’ajoute, les pertes d’une génération qui a été très touchée par les années SIDA.
 
Beaucoup de ces hommes ont perdu leurs amours. Avec nous, le temps d’un appel, ils les ramènent à la vie et les font exister pour quelqu’un d’autre qu’eux. Nous recevons également des appels d’hommes âgés qui n’ont pas eu de relation sexuelle depuis si longtemps qu’ils ne vivent leur sexualité qu’au travers de fantasmes.
 
L’aide-soignante, l’aide-ménagère, la voisine deviennent, à tour de rôle, l’objet d’extravagances interdites aux moins de 18 ans.
 
Enfin, concernant les personnes en couple, même si elles ne représentent pas la plus grande partie de nos appels, nous observons une augmentation des appels de proches aidants, partenaire ou conjoint qui viennent en aide pour les actes de la vie quotidienne.
 
Ce sont surtout des femmes qui nous appellent, venant témoigner anonymement de la souffrance engendrée par la dégradation lente de l’homme qu’elles ont tant aimé. Une souffrance, un épuisement qu’elles n’osent exprimer que sur notre ligne, car « qui pourrait les comprendre ? », « de quel droit oserait-elle se plaindre ? », « engagées pour le meilleur et le pire ».
 
Voilà le pire, qui les conduit désormais à culpabiliser d’avoir ces pensées, à s’isoler de plus en plus et à nous appeler plus seule que jamais.
 
Comment mieux prendre en compte ces paroles ?
Si nous voulons que les choses changent, il faut lever le tabou. Bien évidemment en informant, tel est l’objet de cette enquête mais aussi en nous formant. Il est essentiel que les acteurs d’une association
comme la nôtre soient formés à ces sujets pour déconstruire nos propres représentations, être en capacité d’en parler de la bonne manière et pouvoir, ensuite, diffuser plus largement l’information.
 
Le problème du tabou, on le sait, c’est qu’il véhicule de fausses idées, il stigmatise et il maintient les
personnes dans la honte de ne pas oser parler. Nous avons donc la responsabilité collective dès lors que nous militons pour une société plus inclusive à l’égard des personnes âgées, de parler de tous les
sujets qui les concernent et faire entendre leurs besoins.
 
Ce que tous les témoignages que nous écoutons ont en commun, c’est la misère affective et/ou sexuelle en tant qu’expression d’une immense solitude. Alors prendre en compte ces paroles, c’est reconnaitre que les personnes qui avancent en âge ont toujours des désirs.
 
À nous maintenant de les écouter et de les entendre. Enfin, le rôle des lignes d’écoute anonymes est  capital notamment sur ces sujets tabous. Elles permettent véritablement de libérer la parole en offrant un espace de parole bienveillant, anonyme et confidentiel à des personnes âgées seules ou souhaitant rester dans l’ombre.
 
Celle-ci viennent y déposer ce dont elles ont envie, sans tabous justement, sans jugement. Dit autrement, sans l’existence de tels dispositifs, ces secrets resteraient inéluctablement des secrets.

*« Rapport Vie affective, intime et sexuelle des personnes âgées - Petits Frères des Pauvres - Septembre 2022 ». Réalisé à partir de l’étude CSA Research Avec le soutien financier de la Fondation des Petits Frères des Pauvres et de la CNAV (Caisse nationale d’Assurance Vieillesse).

Publié le 14/10/2022 à 01:00 | Lu 1645 fois