L’histoire :
Dans une petite ville de la province du Gyeonggi traversée par le fleuve Han, Mija vit avec son petit-fils, qui est collégien. A 66 ans, c’est une femme excentrique, pleine de curiosité, qui aime soigner son apparence et arbore des chapeaux à motifs floraux et des tenues aux couleurs vives.
Le hasard l’amène à suivre des cours de poésie à la maison de la culture de son quartier et, pour la première fois de sa vie, à écrire un poème. Elle cherche la beauté dans son environnement habituel, auquel elle n’a prêté aucune attention particulière jusque-là. Elle a l’impression de découvrir enfin des choses qu’elle a toujours vues, et cela la stimule.
Cependant, survient un événement inattendu qui lui fait réaliser que la vie n’est pas aussi belle qu’elle le pensait.
Le hasard l’amène à suivre des cours de poésie à la maison de la culture de son quartier et, pour la première fois de sa vie, à écrire un poème. Elle cherche la beauté dans son environnement habituel, auquel elle n’a prêté aucune attention particulière jusque-là. Elle a l’impression de découvrir enfin des choses qu’elle a toujours vues, et cela la stimule.
Cependant, survient un événement inattendu qui lui fait réaliser que la vie n’est pas aussi belle qu’elle le pensait.
La calme audace du film Poetry par Claude Mouchard
« Poetry » ! Quel titre pour un film, me suis-je dit avant de voir le film. Que peut faire attendre ce titre ? Un film a besoin de public. Comment peut-il oser se présenter sous le signe de la « poésie » ? La poésie est, me dis-je parfois, le nom de ce dont « on » ne veut plus… « On » ? Le public des films, en tout cas, ou, se légitimant de lui, les lourds appareils de production et de diffusion cinématographiques.
La poésie, dans ce film, est associée étroitement à un personnage de dame (relativement) âgée. Sa vie est des plus humbles : elle a la charge de son petit-fils, adolescent maussade, et son métier est de soigner un riche vieillard hémiplégique (qu’elle appelle « Président »).
Mais il y a un charme floral dans sa manière de s’épanouir, avec une discrète liberté, dans l’espace visuel. Il arrive que d’autres personnages, déconcertés ou même charmés, remarquent l’élégance de sa mise… En même temps, sa fraîcheur et sa fragilité – de corolle, de pétales ou de feuilles – recèlent une inflexible détermination.
Voilà un film qui ne se raconte pas (même si le fil s’y dévide d’une enquête policière). Des présents y surgissent pour rayonner infiniment. Et lorsqu’au milieu des champs, la grand-mère oublie soudain le motif de sa venue en se trouvant face à la mère de l’enfant morte, le temps s’arrête ; il cède à la pure présence.
Ce film, dur et aérien, est à vivre instant après instant. Il nous saisit dans ses rapports internes qui vibrent. L’attention au monde de la grand-mère semble libérée par l’Alzheimer et (comme, jadis, le regard du peintre De Kooning ?) trouve une nouvelle fraîcheur. Pour cette femme, des rimes sensuelles deviennent sensibles : visions de couleurs, tâches de fleurs rouge-sang, chants d’oiseaux qu’elle semble tout près de comprendre – comme crut un jour pouvoir le faire Virginia Woolf devenant folle...
La poésie ? Elle est partout dans le film. Elle se révèle puissance de lien – jusqu’à la fusion d’identités. Dans le poème final, « la chanson d’Agnès », n’entend-on pas la voix de la femme âgée devenir celle de la fille morte ? L’image ressuscite d’ailleurs celle-ci qui regarde droit dans les yeux les spectateurs et on aperçoit alors sur son visage l’ébauche d’un sourire. Tout ce film rayonne, sombrement, d’une puissance allégorique diffuse. Et c’est une interrogation qu’on ne saurait formuler, mais qu’on emporte avec soi.
La poésie, dans ce film, est associée étroitement à un personnage de dame (relativement) âgée. Sa vie est des plus humbles : elle a la charge de son petit-fils, adolescent maussade, et son métier est de soigner un riche vieillard hémiplégique (qu’elle appelle « Président »).
Mais il y a un charme floral dans sa manière de s’épanouir, avec une discrète liberté, dans l’espace visuel. Il arrive que d’autres personnages, déconcertés ou même charmés, remarquent l’élégance de sa mise… En même temps, sa fraîcheur et sa fragilité – de corolle, de pétales ou de feuilles – recèlent une inflexible détermination.
Voilà un film qui ne se raconte pas (même si le fil s’y dévide d’une enquête policière). Des présents y surgissent pour rayonner infiniment. Et lorsqu’au milieu des champs, la grand-mère oublie soudain le motif de sa venue en se trouvant face à la mère de l’enfant morte, le temps s’arrête ; il cède à la pure présence.
Ce film, dur et aérien, est à vivre instant après instant. Il nous saisit dans ses rapports internes qui vibrent. L’attention au monde de la grand-mère semble libérée par l’Alzheimer et (comme, jadis, le regard du peintre De Kooning ?) trouve une nouvelle fraîcheur. Pour cette femme, des rimes sensuelles deviennent sensibles : visions de couleurs, tâches de fleurs rouge-sang, chants d’oiseaux qu’elle semble tout près de comprendre – comme crut un jour pouvoir le faire Virginia Woolf devenant folle...
La poésie ? Elle est partout dans le film. Elle se révèle puissance de lien – jusqu’à la fusion d’identités. Dans le poème final, « la chanson d’Agnès », n’entend-on pas la voix de la femme âgée devenir celle de la fille morte ? L’image ressuscite d’ailleurs celle-ci qui regarde droit dans les yeux les spectateurs et on aperçoit alors sur son visage l’ébauche d’un sourire. Tout ce film rayonne, sombrement, d’une puissance allégorique diffuse. Et c’est une interrogation qu’on ne saurait formuler, mais qu’on emporte avec soi.
Entretien
Claude Mouchard : Le titre d’un film, à quel moment du travail cela vient-il ?
Lee Changdong : En général, je pense assez tôt au titre d’un film. Curieusement, tant que je n’ai pas le titre, je n’ai pas l’impression que le film va vraiment se faire. Il y a quelques années, dans une petite ville coréenne, une collégienne a été victime d’un viol collectif. Cette affaire m’a longtemps tourmenté, sans que je sache pour autant comment j’allais exprimer mes pensées à travers un film. Au début, j’ai pensé à quelque chose comme « So Much Water So Close to Home », la nouvelle de Raymond Carver, mais je craignais que cette construction soit un peu trop banale. Puis un jour, alors que j’étais en train de regarder la télé dans une chambre d’hôtel à Tokyo, le titre « Poetry » m’est venu. L’émission qui passait était probablement destinée à des gens de passage souffrant d’insomnie. On voyait un fleuve tranquille, des oiseaux qui volaient et des pêcheurs qui jetaient des filets, le tout avec une musique de fond qui incitait à la méditation. C’est à moment-là que je me suis dit que le
film sur cet événement cruel devait s’appeler si. (Ndt : « Si » en coréen se traduit par Poésie.) En même temps que le titre, le personnage principal et l’intrigue me sont venus.
Comme par hasard, j’étais accompagné au cours de ce voyage par un poète qui est un ami de longue date. Je lui ai donc fait part de mon idée et il m’a dit que c’était un projet risqué. Il m’a même dit que j’avais pris la grosse tête à cause du –peu de– succès que j’avais remporté dans le passé. Mais paradoxalement, tout en l’écoutant, je me sentais de plus en plus sûr de moi.
Claude Mouchard : A quel moment avez-vous pensé à cette actrice, Yun Junghee ? Le public coréen la reconnaît-il aussitôt ? Ou est-ce différent selon les générations ?
Lee Changdong : Les jeunes de moins de trente ans ne doivent pas bien la connaître. Dans le cinéma coréen, il y a une rupture nette entre les générations. Dès le début, c’est-à-dire dès l’instant où j’ai conçu ce personnage de sexagénaire élevant seul son petit-fils, j’ai pensé à cette actrice. Cette idée s’est installée en moi comme si elle allait de soi. Peu importait le fait qu’elle n’avait pas tourné pendant les quinze dernières années. Son vrai prénom est Mija, comme mon héroïne. Je ne l’avais pas fait exprès, c’était une coïncidence.
Claude Mouchard : Alzheimer : à quel moment vous est venue cette idée ? Au moment où elle rencontre pour la deuxième fois la mère de la fille violée (dans les champs), est-ce qu’elle renonce à lui dire ce qu’elle était chargée de lui communiquer ? Ou serait-ce qu’elle oublie soudain la raison de sa venue ?
Lee Changdong : « Alzheimer », le mot m’est venu en même temps que le titre, le personnage de sexagénaire qui élève seul un adolescent et qui va écrire un poème pour la première fois de sa vie. Elle apprend à écrire des poèmes et, presque au même moment, commence à oublier des mots. Cette maladie est une allusion très nette à la mort. Et on pense alors aux relations entre ceux qui s’en vont et ceux qui restent. Quand l’héroïne va dans les champs pour parler à la mère de la victime, elle est fascinée par la beauté de la nature, dans laquelle elle trouve soudain l’inspiration. Elle en oublie le but de sa visite. C’est probablement lié à sa maladie. L’oubli est une chose terrible ! Mais c’est aussi à cause de son « poème » qu’elle oublie. Parfois la poésie fait oublier la réalité.
Claude Mouchard : Le professeur-poète ne dit rien de technique sur la poésie ; il cherche à susciter le désir de poésie dans la vie… Il insiste sur « voir » : il me semble qu’ainsi se forme un rapport entre la poésie et le film, entre le désir de faire un poème et le désir de faire un film.
Lee Changdong : C’est tout à fait vrai. « Bien voir », cela concerne autant la poésie que le cinéma. Certains films nous permettent d’avoir un nouveau regard sur le monde. D’autres nous amènent à ne voir que ce que nous avons envie de voir. Il y en a aussi qui empêchent de voir quoi ce que ce soit.
Claude Mouchard : La poésie est « thématiquement » au centre du film avec l’atelier de poésie et le club de lecture de poèmes. Mais n’est-elle pas partout dans le film par « construction » ? Le film me paraît, plus que ceux que vous avez réalisés jusqu’à présent, fait de rapports qui bougent, et qui relient des instants très durs ou très fragiles. Le film a un caractère « ouvert ».
Lee Changdong : J’ai pensé à un film qui ressemblerait à une page sur laquelle est écrit un poème et où subsiste beaucoup de blanc. Ce vide pourra être comblé par les spectateurs. En ce sens, oui, c’est un film « ouvert ».
Claude Mouchard : Ainsi, vous laissez vides certaines cases qui semblent importantes. Le policier qui participe aux activités poétiques et dit des choses « graveleuses » réapparaît au moment de l’arrestation du petit-fils et la réaction de Mija laisse penser qu’elle savait qu’il allait venir. Doit-on supposer qu’elle a dénoncé le crime de son petit-fils ? Si oui, pourquoi ne l’avez-vous pas montré d’une manière plus évidente ?
Lee Changdong : C’est un secret de Mija et aussi du film. C’est au spectateur de déchiffrer ce mystère. Mija n’aurait pas voulu révéler son secret. Il y cependant quelques indices, peut-être suffisants. Quand elle pleure devant le restaurant, l’inspecteur est à ses côtés ; le jour où son petit-fils va être arrêté par la police, elle lui a tout à coup acheté une pizza, lui a ordonné de prendre un bain et lui a coupé les ongles des pieds et elle a fait venir la mère du gamin… Mais je ne voulais pas montrer cet aspect de manière trop directe. Je voulais plutôt le suggérer au spectateur à la manière d’une « moralité » du Moyen Age. Une sorte de jeu dissimulé dans lequel le spectateur est invité à faire un choix moral devant le blanc du film, tout comme l’héroïne. Mais ce jeu est tellement discret que le spectateur peut ne pas en prendre conscience.
Claude Mouchard : Quand la grand-mère finit par céder aux avances du « président », le fait-elle en pensant déjà à l’argent qu’elle pourra lui demander ? On a l’impression que l’idée de lui demander de l’argent ne viendra que plus tard. Est-ce qu’elle a d’abord décidé (après réflexion, ou par une impulsion instantanée) de faire au président ce « cadeau » avant sa mort ?
Lee Changdong : Quel sentiment aurait pu amener Mija à faire « cet acte de charité » en faveur de ce vieux machiste ? Avant de s’y résoudre en tout cas, elle a passé un long moment à réfléchir au bord du fleuve où la jeune fille s’était suicidée. Elle était probablement plongée dans des pensées profondes et complexes. Le désir sexuel de garçons immatures ayant entraîné la mort de la jeune fille et celui du vieux qui l’avait suppliée en disant qu’il voulait être un homme pour une dernière fois… Paradoxalement elle décide d’accéder à son souhait. C’était sans doute par pure pitié. Mais plus tard elle salit elle-même son acte en demandant de l’argent au vieux. C’est triste, mais elle n’a pas le choix.
Claude Mouchard : Des rimes, des échos, des retours… il me semble que le film comporte des échos visuels : les fleurs en particulier, des fleurs rouges… même si, chez la femme-médecin, ce sont des fleurs rouges artificielles. A un moment on voit de la vaisselle sale dans la cuisine de la grand-mère (qui regarde cette vaisselle) ; et plus tard, à l’atelier de poésie, il sera dit que la poésie se trouve même dans de la vaisselle sale. Ou bien c’est le chapeau de la grand-mère qui tombe à l’eau et qui rappelle le suicide de la fille (et l’image du corps dérivant au fil de l’eau au début du film), mais on dirait que ce chapeau, en flottant, allège le souvenir de cette image initiale…
Lee Changdong : Les fleurs rouges sont liées au sang. Souvent la beauté est liée à la laideur. Des fleurs artificielles sont quelquefois très belles. Le chapeau qui tombe dans l’eau fait penser au suicide de la gamine et fait allusion au destin de Mija.
Claude Mouchard : La fin du film reste également ouverte. Où est-elle partie après avoir laissé un poème ? On ne le sait pas, on se contente de sentir son absence en écoutant sa voix lisant son poème.
Lee Changdong : Là aussi, j’ai voulu laisser au spectateur le soin de remplir la case laissée vide. Même s’il y a aussi des indices. Le cours du fleuve dans la dernière scène fait penser que Mija a fait sien le destin de la jeune fille. Il y a aussi ce qu’elle pense en voyant les abricots tombés par terre.
Claude Mouchard : La chanson d’Agnès : la voix de la grand-mère devient, fluidement, celle de la fille. Est-ce bien cela ?
Lee Changdong : Agnès est le nom de baptême de la jeune fille morte. Mija écrit à sa place l’unique poème qu’elle laissera au monde. Elle parle au nom de cette jeune fille en imaginant ce que cette dernière aurait voulu dire au monde en le quittant. On peut donc dire qu’elles fusionnent à travers ce poème.
Claude Mouchard : Vous dites que ce film est une interrogation : que signifie la poésie en ce temps où la poésie agonise ? Vous dites aussi que dans cette question, le mot « poésie » peut- être remplacé par « cinéma ». Votre conception de la poésie se reflète-t-elle dans la pensée qui guide ce film ?
Lee Changdong : J’avais juste envie de poser la question au spectateur. C’est à lui d’y apporter la réponse. Cependant, il y a une chose que je pense à propos de la poésie : elle chante ce qu’un autre pense et ressent à ma place. Si quelqu’un me demandait pourquoi je fais des films, je pourrais lui répondre : « Je raconte votre histoire à votre place. »
Lee Changdong : En général, je pense assez tôt au titre d’un film. Curieusement, tant que je n’ai pas le titre, je n’ai pas l’impression que le film va vraiment se faire. Il y a quelques années, dans une petite ville coréenne, une collégienne a été victime d’un viol collectif. Cette affaire m’a longtemps tourmenté, sans que je sache pour autant comment j’allais exprimer mes pensées à travers un film. Au début, j’ai pensé à quelque chose comme « So Much Water So Close to Home », la nouvelle de Raymond Carver, mais je craignais que cette construction soit un peu trop banale. Puis un jour, alors que j’étais en train de regarder la télé dans une chambre d’hôtel à Tokyo, le titre « Poetry » m’est venu. L’émission qui passait était probablement destinée à des gens de passage souffrant d’insomnie. On voyait un fleuve tranquille, des oiseaux qui volaient et des pêcheurs qui jetaient des filets, le tout avec une musique de fond qui incitait à la méditation. C’est à moment-là que je me suis dit que le
film sur cet événement cruel devait s’appeler si. (Ndt : « Si » en coréen se traduit par Poésie.) En même temps que le titre, le personnage principal et l’intrigue me sont venus.
Comme par hasard, j’étais accompagné au cours de ce voyage par un poète qui est un ami de longue date. Je lui ai donc fait part de mon idée et il m’a dit que c’était un projet risqué. Il m’a même dit que j’avais pris la grosse tête à cause du –peu de– succès que j’avais remporté dans le passé. Mais paradoxalement, tout en l’écoutant, je me sentais de plus en plus sûr de moi.
Claude Mouchard : A quel moment avez-vous pensé à cette actrice, Yun Junghee ? Le public coréen la reconnaît-il aussitôt ? Ou est-ce différent selon les générations ?
Lee Changdong : Les jeunes de moins de trente ans ne doivent pas bien la connaître. Dans le cinéma coréen, il y a une rupture nette entre les générations. Dès le début, c’est-à-dire dès l’instant où j’ai conçu ce personnage de sexagénaire élevant seul son petit-fils, j’ai pensé à cette actrice. Cette idée s’est installée en moi comme si elle allait de soi. Peu importait le fait qu’elle n’avait pas tourné pendant les quinze dernières années. Son vrai prénom est Mija, comme mon héroïne. Je ne l’avais pas fait exprès, c’était une coïncidence.
Claude Mouchard : Alzheimer : à quel moment vous est venue cette idée ? Au moment où elle rencontre pour la deuxième fois la mère de la fille violée (dans les champs), est-ce qu’elle renonce à lui dire ce qu’elle était chargée de lui communiquer ? Ou serait-ce qu’elle oublie soudain la raison de sa venue ?
Lee Changdong : « Alzheimer », le mot m’est venu en même temps que le titre, le personnage de sexagénaire qui élève seul un adolescent et qui va écrire un poème pour la première fois de sa vie. Elle apprend à écrire des poèmes et, presque au même moment, commence à oublier des mots. Cette maladie est une allusion très nette à la mort. Et on pense alors aux relations entre ceux qui s’en vont et ceux qui restent. Quand l’héroïne va dans les champs pour parler à la mère de la victime, elle est fascinée par la beauté de la nature, dans laquelle elle trouve soudain l’inspiration. Elle en oublie le but de sa visite. C’est probablement lié à sa maladie. L’oubli est une chose terrible ! Mais c’est aussi à cause de son « poème » qu’elle oublie. Parfois la poésie fait oublier la réalité.
Claude Mouchard : Le professeur-poète ne dit rien de technique sur la poésie ; il cherche à susciter le désir de poésie dans la vie… Il insiste sur « voir » : il me semble qu’ainsi se forme un rapport entre la poésie et le film, entre le désir de faire un poème et le désir de faire un film.
Lee Changdong : C’est tout à fait vrai. « Bien voir », cela concerne autant la poésie que le cinéma. Certains films nous permettent d’avoir un nouveau regard sur le monde. D’autres nous amènent à ne voir que ce que nous avons envie de voir. Il y en a aussi qui empêchent de voir quoi ce que ce soit.
Claude Mouchard : La poésie est « thématiquement » au centre du film avec l’atelier de poésie et le club de lecture de poèmes. Mais n’est-elle pas partout dans le film par « construction » ? Le film me paraît, plus que ceux que vous avez réalisés jusqu’à présent, fait de rapports qui bougent, et qui relient des instants très durs ou très fragiles. Le film a un caractère « ouvert ».
Lee Changdong : J’ai pensé à un film qui ressemblerait à une page sur laquelle est écrit un poème et où subsiste beaucoup de blanc. Ce vide pourra être comblé par les spectateurs. En ce sens, oui, c’est un film « ouvert ».
Claude Mouchard : Ainsi, vous laissez vides certaines cases qui semblent importantes. Le policier qui participe aux activités poétiques et dit des choses « graveleuses » réapparaît au moment de l’arrestation du petit-fils et la réaction de Mija laisse penser qu’elle savait qu’il allait venir. Doit-on supposer qu’elle a dénoncé le crime de son petit-fils ? Si oui, pourquoi ne l’avez-vous pas montré d’une manière plus évidente ?
Lee Changdong : C’est un secret de Mija et aussi du film. C’est au spectateur de déchiffrer ce mystère. Mija n’aurait pas voulu révéler son secret. Il y cependant quelques indices, peut-être suffisants. Quand elle pleure devant le restaurant, l’inspecteur est à ses côtés ; le jour où son petit-fils va être arrêté par la police, elle lui a tout à coup acheté une pizza, lui a ordonné de prendre un bain et lui a coupé les ongles des pieds et elle a fait venir la mère du gamin… Mais je ne voulais pas montrer cet aspect de manière trop directe. Je voulais plutôt le suggérer au spectateur à la manière d’une « moralité » du Moyen Age. Une sorte de jeu dissimulé dans lequel le spectateur est invité à faire un choix moral devant le blanc du film, tout comme l’héroïne. Mais ce jeu est tellement discret que le spectateur peut ne pas en prendre conscience.
Claude Mouchard : Quand la grand-mère finit par céder aux avances du « président », le fait-elle en pensant déjà à l’argent qu’elle pourra lui demander ? On a l’impression que l’idée de lui demander de l’argent ne viendra que plus tard. Est-ce qu’elle a d’abord décidé (après réflexion, ou par une impulsion instantanée) de faire au président ce « cadeau » avant sa mort ?
Lee Changdong : Quel sentiment aurait pu amener Mija à faire « cet acte de charité » en faveur de ce vieux machiste ? Avant de s’y résoudre en tout cas, elle a passé un long moment à réfléchir au bord du fleuve où la jeune fille s’était suicidée. Elle était probablement plongée dans des pensées profondes et complexes. Le désir sexuel de garçons immatures ayant entraîné la mort de la jeune fille et celui du vieux qui l’avait suppliée en disant qu’il voulait être un homme pour une dernière fois… Paradoxalement elle décide d’accéder à son souhait. C’était sans doute par pure pitié. Mais plus tard elle salit elle-même son acte en demandant de l’argent au vieux. C’est triste, mais elle n’a pas le choix.
Claude Mouchard : Des rimes, des échos, des retours… il me semble que le film comporte des échos visuels : les fleurs en particulier, des fleurs rouges… même si, chez la femme-médecin, ce sont des fleurs rouges artificielles. A un moment on voit de la vaisselle sale dans la cuisine de la grand-mère (qui regarde cette vaisselle) ; et plus tard, à l’atelier de poésie, il sera dit que la poésie se trouve même dans de la vaisselle sale. Ou bien c’est le chapeau de la grand-mère qui tombe à l’eau et qui rappelle le suicide de la fille (et l’image du corps dérivant au fil de l’eau au début du film), mais on dirait que ce chapeau, en flottant, allège le souvenir de cette image initiale…
Lee Changdong : Les fleurs rouges sont liées au sang. Souvent la beauté est liée à la laideur. Des fleurs artificielles sont quelquefois très belles. Le chapeau qui tombe dans l’eau fait penser au suicide de la gamine et fait allusion au destin de Mija.
Claude Mouchard : La fin du film reste également ouverte. Où est-elle partie après avoir laissé un poème ? On ne le sait pas, on se contente de sentir son absence en écoutant sa voix lisant son poème.
Lee Changdong : Là aussi, j’ai voulu laisser au spectateur le soin de remplir la case laissée vide. Même s’il y a aussi des indices. Le cours du fleuve dans la dernière scène fait penser que Mija a fait sien le destin de la jeune fille. Il y a aussi ce qu’elle pense en voyant les abricots tombés par terre.
Claude Mouchard : La chanson d’Agnès : la voix de la grand-mère devient, fluidement, celle de la fille. Est-ce bien cela ?
Lee Changdong : Agnès est le nom de baptême de la jeune fille morte. Mija écrit à sa place l’unique poème qu’elle laissera au monde. Elle parle au nom de cette jeune fille en imaginant ce que cette dernière aurait voulu dire au monde en le quittant. On peut donc dire qu’elles fusionnent à travers ce poème.
Claude Mouchard : Vous dites que ce film est une interrogation : que signifie la poésie en ce temps où la poésie agonise ? Vous dites aussi que dans cette question, le mot « poésie » peut- être remplacé par « cinéma ». Votre conception de la poésie se reflète-t-elle dans la pensée qui guide ce film ?
Lee Changdong : J’avais juste envie de poser la question au spectateur. C’est à lui d’y apporter la réponse. Cependant, il y a une chose que je pense à propos de la poésie : elle chante ce qu’un autre pense et ressent à ma place. Si quelqu’un me demandait pourquoi je fais des films, je pourrais lui répondre : « Je raconte votre histoire à votre place. »
Yun Junghee, une actrice coréenne de légende
Yun Junghee, distinguée parmi 1 200 candidates, fait des débuts fracassants en… 1966 !
Après son premier film, Cheongchun Geukjang (Scènes de jeunesse), elle forme avec Mun Hi et Nam Jeong-im un trio d’actrices qui règne sur l’âge d’or du cinéma coréen, celui des années 1960. Elle crée un effet de surprise en obtenant le rôle principal dès sa première apparition à l’écran, contrairement à ses deux consoeurs qui ont d’abord été figurantes et seconds rôles.
Actrice la plus populaire de son époque, Yun Junghee a joué dans 330 films. C’est la seule actrice coréenne à avoir reçu vingt-quatre prix d’interprétation féminine ! En 2008, bien que ne tournant plus depuis un certain temps, elle arrive en tête dans un sondage réalisé par le portail Naver auprès des internautes à qui l’on demandait : « Quelle est la meilleure actrice de l’ensemble de l’histoire du cinéma coréen ? », et voit ainsi confirmé son statut de légende vivante.
Malgré seize années d’absence où elle s’est installée à Paris après s’être mariée avec le pianiste coréen virtuose Paek Kun Woo, seize années durant lesquelles elle a refusé d’innombrables propositions, elle est aujourd’hui l’actrice principale de Poetry.
Poetry réalisé par Lee Chang-Dong
Drame sud-coréen avec Yoon Jung-hee, David Lee, Kim Hira, plus
Durée : 2h19min
Date de sortie cinéma : 25 août 2010
Après son premier film, Cheongchun Geukjang (Scènes de jeunesse), elle forme avec Mun Hi et Nam Jeong-im un trio d’actrices qui règne sur l’âge d’or du cinéma coréen, celui des années 1960. Elle crée un effet de surprise en obtenant le rôle principal dès sa première apparition à l’écran, contrairement à ses deux consoeurs qui ont d’abord été figurantes et seconds rôles.
Actrice la plus populaire de son époque, Yun Junghee a joué dans 330 films. C’est la seule actrice coréenne à avoir reçu vingt-quatre prix d’interprétation féminine ! En 2008, bien que ne tournant plus depuis un certain temps, elle arrive en tête dans un sondage réalisé par le portail Naver auprès des internautes à qui l’on demandait : « Quelle est la meilleure actrice de l’ensemble de l’histoire du cinéma coréen ? », et voit ainsi confirmé son statut de légende vivante.
Malgré seize années d’absence où elle s’est installée à Paris après s’être mariée avec le pianiste coréen virtuose Paek Kun Woo, seize années durant lesquelles elle a refusé d’innombrables propositions, elle est aujourd’hui l’actrice principale de Poetry.
Poetry réalisé par Lee Chang-Dong
Drame sud-coréen avec Yoon Jung-hee, David Lee, Kim Hira, plus
Durée : 2h19min
Date de sortie cinéma : 25 août 2010