Douleur et Gloire : Pedro Almodovar revient sur son dernier film

Alors que Douleur et Gloire, le dernier film de Pedro Almodóvar est sorti en France le 17 mai dernier -en sélection officielle au Festival de Cannes- avec dans le rôle principal Antonio Banderas, le réalisateur espagnol revient sur ce long-métrage qui traite de l’impossibilité de séparer « création et vie privée » mais qui aborde également les relations d’un fils avec sa mère, les amours, le vieillissement et la mort.


Sans le vouloir, Douleur et Gloire est le troisième volet d’une trilogie créée spontanément et qui a mis trente-deux ans à se compléter. Les deux premiers volets étaient La Loi du désir et La Mauvaise Éducation.
 
Dans ces trois long-métrages, les trois personnages principaux sont des hommes, tous réalisateurs et dans chaque volet, le désir et la fiction cinématographique sont les piliers de l’histoire, mais la façon dont la fiction s’entremêle avec la réalité diffère d’un film à l’autre.
 
Fiction et vraie vie sont les deux faces d’une même pièce de monnaie et dans la vraie vie, il y a toujours de la douleur et du désir. Douleur et Gloire révèle, entre autres, deux histoires d’amour qui ont marqué le héros, deux histoires déterminées par le temps et le hasard et qui trouvent une issue dans la fiction.
 
La première histoire se passe sans que le héros soit conscient de la vivre, il s’en souvient cinquante ans plus tard. C’est l’histoire de la première pulsion de désir, Salvador avait 9 ans. Ce qu’il a ressenti a été tellement intense qu’il est tombé par terre évanoui, comme foudroyé. La seconde est une histoire qui se passe au cœur des années 80, tandis que le pays célèbre l’explosion de liberté amenée par la démocratie.
 
Cette histoire d’amour que Salvador écrit pour l’oublier devient un monologue qui s’intitule L’Addiction et l’acteur Alberto Crespo l’interprète devant un écran blanc et nu comme unique décor. Cet écran blanc représente tout : les films que Salvador a vus dans son enfance, sa mémoire d’adulte, ses voyages avec Federico pour fuir Madrid et l’héroïne, sa formation en tant qu’écrivain et cinéaste. L’écran comme témoin, compagnie et destin.
 
L’histoire de L’Addiction évoque la passion vécue par Salvador et Federico quand ils étaient jeunes dans les années 80. Elle explique aussi la raison de leur séparation. On a fait en sorte que l’apparence d’Antonio Banderas, notamment ses cheveux, ressemble à la mienne. Quant aux chaussures et aux vêtements qu’il porte, ce sont aussi les miens. De même pour les couleurs de ses vêtements.
 
Quand il fallait compléter un coin du décor, le chef décorateur envoyait son assistant chez moi chercher l’un des multiples objets avec lesquels je cohabite. C’est l’aspect le plus autobiographique du ­film et cela s’est révélé très pratique pour l’équipe.
 
Je me souviens d’avoir dit à Antonio Banderas pendant les répétitions : « Si tu penses que, pour certaines séquences, ça t’aiderait de m’imiter, n’hésite pas. » Antonio m’a répondu que ce n’était pas nécessaire. Il avait raison : son personnage n’était pas moi, mais il était en moi.
 
Au cours du récit, on voit le réalisateur Salvador Mallo à trois époques de sa vie : enfant dans les années 60, adulte dans les années 80 à Madrid (Salvador est un personnage issu de l’explosion madrilène de cette décennie) et Salvador âgé de nos jours, isolé, dépressif, victime de plusieurs maux, retiré du monde et du cinéma.
 
Au début, je me suis pris moi-même comme référence mais, une fois que l’on commence à écrire, la fiction impose ses règles et s’affranchit de l’origine, comme cela m’est toujours arrivé lorsque j’ai abordé d’autres sujets basés sur des références réelles. La réalité me fournit les premières lignes, mais il me faut inventer les suivantes, c’est en tout cas le jeu auquel j’aime jouer.
 
Plusieurs années avant de mourir, ma mère avait expliqué à ma sœur aînée comment elle voulait qu’on l’habille pour le cercueil. Ma sœur l’écoutait de façon aussi naturelle que ma mère parlant d’elle-même morte.
 
En ce qui me concerne, j’ai un rapport puéril et immature à la mort, j’ai toujours admiré le naturel que ma mère a inculqué à ma sœur vis-à-vis de la mort et de ses rites, comme toute bonne habitante de La Manche. Dans ma région, il existe une culture de la mort très riche qui parvient à humaniser le passage de la vie à la mort sans que celui-ci perde de sa spiritualité. Malheureusement, je n’ai pas hérité de cette culture, même si mon cinéma en est imprégné.
 
Chaque fois que j’écrivais et réécrivais la séquence où la mère, Jacinta, dit à Salvador : « Si tu vois qu’on m’attache les pieds – cela se fait pour éviter que les pieds pivotent sur les côtés –, tu me les détaches et tu dis que c’est moi qui te l’ai demandé ; là où je vais, je veux entrer très légère », je finissais en pleurs devant l’ordinateur.
 
J’ai fait appel à Julieta Serrano pour qu’elle interprète Jacinta à 84 ans. Ça faisait longtemps que je voulais retravailler avec elle et j’ai ressenti le même plaisir que lors de nos tournages des années 80. La vieillesse a fait de Jacinta une femme un peu aigrie et sèche. Elle ne rend pas la vie facile à son fils, Salvador.
 
Lorsque j’ai abordé la quatrième partie du scénario, qui commence avec la séquence où Salvador installe son assistante, Mercedes, dans la chambre précédemment occupée par sa mère, c’est en réalité Jacinta qui s’installe dans cette partie du scénario et, avec elle, l’idée de la mort.
 
La mort guettait la mère, mais elle rôde aussi dans la vie de Salvador lorsque le récit se situe de nos jours. Salvador s’assoit dans la bergère où quatre ans auparavant s’asseyait sa mère et demande à Mercedes de lui passer une boîte métallique dans laquelle sa mère rangeait tout un tas de babioles.
 
En pensant à ma propre mère à cet âge-là, j’avais déjà représenté sa version aimable et amusante dans La Fleur de mon secret, mais pour ce nouveau film, je sentais qu’il serait plus intéressant que les choses ne soient pas si simples entre la mère et le fils, que leurs dernières conversations soient amères.
 
Avec les années, Jacinta est devenue une femme dure et revêche et elle parle à son fils avec cette cruauté dénuée de méchanceté apparente avec laquelle les personnes âgées malades s’adressent à ceux qui leur sont le plus proches.
 
L’interprétation de Julieta Serrano a été, dès le premier instant, si précise et authentique qu’elle m’a ébloui et j’ai voulu que son intervention dure davantage. C’est pourquoi, pendant le tournage, j’ai écrit pour elle plusieurs nouvelles séquences que j’ai littéralement improvisées. Même si elles ont surgi, inspirées par le plaisir de les voir interprétées par l’actrice, d’une certaine manière elles étaient enfouies quelque part dans mon inconscient.
 
Ces séquences sont devenues essentielles pour mon film et m’ont laissé aussi perplexe que Salvador. Je parle des séquences dans le couloir et sur la terrasse. Après les avoir écrites et tournées, elles me semblent si réelles que je me demande si moi, j’ai eu une relation aussi houleuse avec ma mère.
 
J’ai l’impression que ces séquences improvisées en disent plus sur moi, sur ma relation avec mes parents et avec La Manche et les autres endroits où j’ai vécu mon enfance et mon adolescence que tout ce que j’ai pu dire à ce sujet jusqu’à présent.


Publié le 04/06/2019 à 01:44 | Lu 3887 fois





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