Corpulence, normes et inégalités sociales par Thibaut de Saint-Pol

Si l’obésité constitue aujourd’hui un enjeu majeur de santé publique, la corpulence des individus est un caractère physique très particulier, mêlant étroitement des questions de santé, mais aussi d’apparence. Or la perception que chacun d’entre nous a de sa corpulence varie fortement entre les groupes sociaux et entre hommes et femmes, ce qui a des conséquences directes sur les pratiques, notamment alimentaires, et sur les inégalités sociales.


Les différences de pratiques, notamment alimentaires, entre milieux sociaux se traduisent dans les corps et se donnent à voir quotidiennement dans l’apparence des individus, à la fois marqueur d’appartenance et instrument de distinction.

La corpulence, parce que l’individu en apparaît généralement responsable, joue un rôle particulier dans les interactions et la construction des identités sociales. Mais l’obésité a également des conséquences directes sur la santé (diabète, hypertension,…) et constitue aujourd’hui un enjeu majeur de santé publique. Depuis que l’Organisation mondiale de la santé a qualifié l’augmentation de l’obésité de première épidémie mondiale non virale », la corpulence fait régulièrement la une des journaux.

Mais, pour le sociologue, la corpulence présente d’autres avantages qui en font une porte d’entrée idéale pour mettre en évidence les enjeux que le corps incarne et dissimule. Tout d’abord parce qu’il s’agit d’un caractère corporel qui varie au cours de la vie et sur lequel chacun d’entre nous peut agir, au moins dans une certaine mesure, et qui donne lieu à une multitude de comportements différenciés socialement.

Ensuite, contrairement à la plupart des autres caractères corporels, la corpulence peut être approchée au moyen d’un instrument de mesure relativement objectif, l’Indice de masse corporelle (IMC), reposant sur le poids et la taille qui sont des données assez faciles à recueillir pour un grand nombre de personnes. Il est donc possible de l’étudier quantitativement.

Toutefois, si l’Indice de masse corporelle est devenu un instrument privilégié pour étudier la corpulence, il ne faut pas perdre de vue ses limites et leurs conséquences sur la manière dont on appréhende aujourd’hui la corpulence. En effet, le caractère pratique de l’IMC a fortement contribué à son succès et sa large utilisation dans des domaines aussi divers que la nutrition, l’épidémiologie, l’économie, ou la sociologie.

L’usage de cet outil comporte toutefois un certain nombre de défauts qui tiennent pour une grande part à la manière dont cet indice a été construit et qui conditionnent aujourd’hui la manière dont est mesurée la corpulence. Lorsque l’OMS a défendu son usage pour mesurer la corpulence, cet indice visait avant tout à être un indicateur statistique pour comparer le surpoids et l’obésité sur de vastes populations. Il ne faut pas ainsi oublier par exemple que l’IMC ne reflète pas la distribution de la masse grasse dans le corps ou ne permet pas de tenir compte de la différence entre masse grasse et muscle, ce qui est essentiel aussi bien en termes de santé que d’apparence.

En outre, les seuils de l’OMS habituellement utilisés ont aussi des limites : ils sont par exemple les mêmes pour les hommes et pour les femmes ou pour les différents âges, ce qui ne devrait pas être le cas si on voulait être précis scientifiquement. Le développement de l’utilisation de l’IMC comme instrument de diagnostic pose la question de l’utilisation à un niveau individuel de ces normes qui à l’origine étaient purement statistiques, et leur influence sur les représentations que se font aujourd’hui les personnes de leur corpulence.

Il est par ailleurs essentiel de ne pas perdre de vue que l’obésité n’est pas qu’un problème médical. Si la corpulence fait plus que jamais l’objet d’une attention permanente et de multiples stratégies au niveau individuel, c’est au moins autant pour des questions d’apparence que de santé.

La pratique des régimes alimentaires par exemple se veut reliée à des raisons de santé, mais l’apparence s’avère en réalité généralement la motivation première. L’étude des pratiques et des motivations des régimes alimentaires met aussi en évidence une concentration de la pression sociale sur certaines catégories de la population : les femmes, les plus jeunes et les classes moyennes.

Au travers de notre rapport à la corpulence se lisent beaucoup de choses sur notre société. Il ne faut pas oublier que ce que nous jugeons désirable pour notre corps varie fortement en fonction de l’époque, de la culture et des milieux sociaux. Aujourd’hui, c’est la minceur qui est valorisée et recherchée dans nos sociétés contemporaines, en particulier pour les femmes, mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Il n’y a pas si longtemps, au XIXe siècle en France, une corpulence élevée était généralement préférée à la minceur renvoyant à la pauvreté ou la maladie. Le corps et ses formes représentent depuis longtemps un enjeu de distinction sociale, dans la mesure où ils donnent à voir aux autres le statut que nous occupons dans la société. De la même manière que la beauté allait de pair avec la pâleur de la peau au Moyen-âge, parce qu’elle signifiait l’oisiveté par opposition notamment à la peau des paysans brunie par le soleil, une corpulence élevée signifiait autrefois la richesse par opposition à la maigreur des pauvres. Aujourd’hui, c’est l’inverse : le bronzage s’oppose à la blancheur de ceux qui n’ont pas des revenus suffisants pour partir en vacances et les femmes les plus corpulentes signalent ainsi d’une certaine manière qu’elles n’ont pas les ressources ou le savoir-faire pour être minces.

Ainsi, la corpulence donne à voir des inégalités qui touchent autant la santé que la position sociale. Si la corpulence a fortement augmenté en France depuis les années 1980, avec une accélération depuis les années 1990, cette évolution n’a pas touché également tous les groupes sociaux. Si le nombre de personnes obèses augmente dans toutes les régions, l’Est et le Nord restent les zones géographiques où l’obésité est la plus fréquente.

L’écart entre les catégories socioprofessionnelles reste élevé et s’est fortement accru : l’obésité augmente beaucoup plus vite depuis les années 1990 chez les agriculteurs ou les ouvriers que chez les cadres et professions intellectuelles supérieures. Par ailleurs, plus un individu est diplômé, moins il a de risques d’être obèse. En 2008, 17% des personnes sans diplôme ou ayant au plus un brevet des collèges sont obèses en France, contre seulement 6% des diplômés du supérieur.

Mais ces disparités selon les milieux sociaux se doublent également d’un effet de genre : les inégalités sont plus fortes pour les femmes. Ainsi, 18,6 % des femmes et sans diplôme ou ayant au plus un brevet étaient obèses en 2008 en France métropolitaine, contre 14,7% des hommes. L’écart est de 8 points pour les hommes, mais il est de 13 points pour les femmes, ce qui est considérable. L’augmentation de l’obésité en France dans les années 1990 s’est traduite par une augmentation des inégalités, qui a plus touché les femmes. Le lien entre obésité et pauvreté vaut ainsi surtout, en France, pour les femmes.

Alors que pour les hommes une forte corpulence peut aussi aller de pair avec un statut social ou un revenu élevé, on constate que les femmes les moins bien payées ou vivant dans les milieux les plus défavorisés sont les plus corpulentes. Deux effets produisent cette situation. Tout d’abord un effet de causalité : c’est parce qu’elles sont plus pauvres que ces femmes sont les plus corpulentes, notamment par une accessibilité moindre à des produits alimentaires de qualité ou à des activités onéreuses, sportives par exemple.

L’autre effet qui peut être mis en avant est un effet de sélection : c’est parce qu’elles sont plus corpulentes qu’elles sont moins bien payées et qu’à l’inverse les femmes les plus minces ont des salaires en moyenne plus élevés. Aux différences de consommation s’ajoutent les divergences de représentations et de valorisations du corps qui conduisent elles-aussi à façonner les corps.

Les ressources économiques et culturelles influencent ainsi les pratiques et les représentations corporelles, les plus pauvres ayant par exemple plus de difficultés à accéder à des aliments de bonne qualité nutritionnelle. Mais le corps et son apparence influent également sur la vie des individus, leur carrière professionnelle par exemple. La minceur est aujourd’hui pour les femmes une sorte de diplôme supplémentaire que le marché du travail reconnait financièrement. Ces discriminations jouent dès l’adolescence et sont ensuite renforcées par le marché du travail.

Les jeunes hommes obèses atteignent une situation sociale inférieure à celle des autres hommes et à l’inverse, les femmes minces bénéficient en moyenne de plus de promotions professionnelles au cours de leur carrière. Le temps passé au chômage augmente également avec la corpulence en France, ainsi que la difficulté à retrouver un emploi. Cette stigmatisation est observée dans toutes les dimensions de la vie sociale, certaines populations cumulant ainsi des handicaps liés à leur santé, des handicaps sociaux, sur le marché du travail par exemple, et même des handicaps psychologiques liés à une mésestime de soi, toutes ces dimensions interagissant les unes avec les autres.

Derrière cette quête du corps désirable se cachent des rapports de force. Les formes du corps et la corpulence sont devenues aujourd’hui le vecteur par excellence de cet idéal vers lequel doit tendre un corps pour être désiré ou pouvoir susciter le désir.

Ainsi il n’est pas anodin que la perception de la corpulence varie fortement entre les hommes et les femmes. La corpulence renvoie plutôt à la beauté et donc à la minceur chez les femmes ; à l’inverse, pour les hommes, la corpulence est généralement reliée à l’idée de force pour laquelle un certain surpoids est accepté. Derrière l’obésité, associée à la santé, se trouve ainsi le plus souvent une question d’apparence, aussi bien dans le regard porté sur autrui que sur soi-même.

Le rapport au corps dans nos sociétés contemporaines se fait sous l’égide de la responsabilité : nous apparaissons responsables de notre corps et de notre apparence. Nous partageons l’idée que chacun a le corps qu’il mérite. Si vous êtes trop gros, c’est donc de votre faute. L’obésité est ainsi associée à de nombreux stéréotypes psychologiques, allant de la paresse à la bêtise ou au laisser-aller.

On observe ainsi un glissement de la responsabilité de son corps à la culpabilité. La plupart des personnes obèses se sentent ainsi coupables de leur corpulence élevée. Elles incorporent, au sens littéral du terme, les normes du corps désirables et les stéréotypes dont elles font l’objet. D’où l’importance d’éclairer les processus de construction des inégalités de corpulence, afin de contribuer à lutter contre ces stéréotypes, dont sont plus particulièrement victimes certaines catégories de la population et notamment les femmes.

La corpulence apparaît ainsi comme un critère de distinction entre groupes sociaux et entre sexes qui ne tient pas seulement aux différences –naturalisées– de constitution physique, mais également, et peut-être surtout, aux modes de façonnement et d’appréhension du corps qui caractérisent nos sociétés.

Thibaut de Saint Pol, Administrateur de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques)

Thibaut de Saint Pol est spécialiste de l’étude des modes de vie et des inégalités sociales face à l’alimentation et à la santé. Chef du bureau de la jeunesse et de la famille au Ministère des Affaires sociales et de la Santé, il est également professeur associé à l’École Normale Supérieure de Cachan. Sa thèse de doctorat en sociologie, récompensée par le Prix français de recherche en nutrition Jean Trémolières et le prix de la Ville de Paris pour les études de genre, était consacrée aux dimensions sociales de l’obésité en Europe. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage. Le Corps désirable. Hommes et femmes face à leur poids paru aux Presses universitaires de France.

Source : Thibaut de Saint Pol, Conférence du Fonds français pour l’alimentation et la santé « Corpulence, normes et inégalités sociales ».

Publié le 27/02/2013 à 09:38 | Lu 5820 fois