Une Estonienne à Paris : la vie, la vieillesse et la mort (film)

Le film d’Ilmar Raag « Une Estonienne à Paris » est dans les salles depuis le 26 décembre dernier. Le sujet ? Anne a quitté l’Estonie pour venir à Paris s’occuper de Frida, vieille dame estonienne installée en France depuis de nombreuses années. Mais à son arrivée, Anne se rend vite compte qu’elle n’est pas désirée... Frida tente par tous les moyens de la décourager. Elle n’attend rien d’autre de la vie que l’attention de Stéphane, son jeune amant d’autrefois. « Frida, Anne et Stéphane incarnent pour moi les différentes facettes d’un même sujet : le rapport à la vie, à la vieillesse et à la mort » souligne le réalisateur.


Rencontre avec le réalisateur Ilmar Raag

A l’origine de ce projet, il y a une histoire personnelle, celle de ma mère.

A la cinquantaine, divorcée, envahie par un sentiment de solitude et de vide une fois ses enfants partis, ma mère était déprimée et perdue jusqu’à ce qu’on lui propose d’aller à Paris pour s’occuper d’une vieille dame estonienne très riche. A son retour, elle était transformée. Cette histoire est à la source d’Une Estonienne à Paris.

Frida, Anne et Stéphane incarnent pour moi les différentes facettes d’un même sujet : le rapport à la vie, à la vieillesse et à la mort. Cette problématique est bien sûr incarnée au premier plan par le personnage de Frida, mais elle l’est aussi par les personnages d’Anne et de Stéphane.

Frida, à l’approche de la mort, souffre de se sentir diminuée, et se sentir vivante passe par le besoin de continuer à vivre une relation avec quelqu’un. Frida était venue à Paris avant la guerre, à la recherche de plaisirs romantiques et de liberté. A ce moment-là de sa vie, elle est confrontée à ses choix. Et elle se sent d’autant plus seule qu’elle n’a pas gardé de lien avec son pays d’origine. A travers sa relation à Stéphane, mais aussi à Anne, c’est la question de la transmission, de ce qui reste de soi, qui est évoquée.

Anne et Stéphane, quant à eux, ont vécu. Ils peuvent rester comme ils sont ou décider de changer. Le film traite du besoin de se sentir vivant et du fait qu’il n’est pas évident d’oser le désirer, pour Anne, comme d’oser se libérer de l’emprise de Frida, pour Stéphane.Le film est également un film sur Paris et sur ce que cette capitale représente pour un étranger comme moi : un endroit mythique où l’on peut projeter ses rêves, accomplir une sorte de voyage initiatique.

Anne admire Frida parce qu’elle représente pour elle une Parisienne accomplie. Dans sa petite ville de province en Estonie, Anne n’aurait jamais su vivre une aventure amoureuse. Il lui a fallu changer de ville, venir à Paris, pour renaître. Dans mon film, il y a une séquence où Anne écoute Joe Dassin. Les disques de Joe Dassin ne
sont pas seulement une trace de la jeunesse oubliée, ils représentent le rêve d’une autre vie. Ma mère disait souvent qu’elle pourrait voir Paris et mourir après en paix…

Quand j’étais étudiant, j’ai vu au Cinéclub de l’université de Tartu le film d’Otar Iosseliani « Les Favoris de la lune ». C’était à la fin des années 80. J’étais impressionné par la façon dont ce réalisateur étranger s’était approprié Paris. Bien sûr, Bunuel, Polanski ou Bertolucci l’avaient déjà fait mais Iosseliani c’était différent, car il était comme moi, de l’autre côté du rideau de Fer. Pour un jeune homme modeste, il était presque inimaginable d’obtenir un visa pour quitter le pays, même pour un voyage touristique. De ce fait, Paris était un endroit mythique, un eldorado.

Pendant le tournage, j’ai dû beaucoup lutter contre mon envie de filmer le Paris des cartes postales. Mon équipe française me répétait que ce n’était pas le « vrai Paris ». Au fond de moi, je savais qu’ils avaient raison mais il me semble que l’alliance de ces deux points de vue, français et estonien, est riche et que les images du film en sont un juste reflet.

Anne est incarnée par une actrice estonienne, Laine Mägi, avec laquelle j’ai déjà travaillé. Elle a appris le français pour le rôle. Sa méconnaissance de la langue la place dans un rapport d’infériorité par rapport à Frida, ce qui contribue à la soumission du personnage. Par ailleurs, Laine Mägi exprime une très grande intériorité et porte en elle une véritable mélancolie. Face à elle, Frida est interprétée par Jeanne Moreau, immense actrice capable de fragilité, dimension très importante pour le personnage qui, au moment où sa vie touche à sa fin, voit se briser ses certitudes.

Rencontre avec Jeanne Moreau

Comment êtes-vous entrée dans ce projet ?

Ilmar Raag a voulu me voir avec ce scénario en tête, basé sur une histoire vraie : comme Anne, sa mère était venue à Paris à la cinquantaine.

Divorcée, cernée par la solitude après le départ de ses enfants, elle avait accepté l’offre de venir s’occuper d’une vieille dame, et cette rencontre l’avait transformée. Il me proposait d’interpréter cette riche estonienne de Paris chez qui sa mère était allée, une femme qui avait quitté son pays pour devenir comédienne, lassée par le côté provincial de son pays.

Lorsqu’elle a voulu retourner chez elle après le succès mitigé qu’elle avait rencontré en France, l’Estonie a subi l’invasion russe. Elle a été condamnée à rester à Paris. Elle a perdu peu à peu tout lien avec ses compatriotes, y compris avec « L’Association estonienne de Paris », une communauté qui avait été fondée pour que les exilés restent unis et solidaires, tout en conservant des liens avec leur culture.

Je crois que cette association n’existe plus aujourd’hui et Ilmar a eu beaucoup de mal à trouver des Estoniens parisiens pour tourner la scène où je reçois ces gens chez moi, autour d’un thé. Comme il le montre, ils ont oublié le but initial de leurs réunions, qui était l’entraide, et ils passent leur temps à dire du mal les uns des autres.

Ils sont très puritains. On m’a raconté que ces antagonismes persistent aujourd’hui, même en Estonie, à cause des évènements politiques. il y avait là-bas par exemple une statue de Staline, emblème de la lutte contre les nazis. Après leur indépendance, ils l’ont déplacée…et se sont fait traiter de fascistes par Poutine ! Ce sont des querelles de générations. Ceux qui ont pactisé, ceux qui ne l’ont pas fait, etc.

Pour lui, l’Estonienne de Paris, c’était vous ?

Ilmar pensait que je pouvais aisément passer pour une Parisienne d’origine étrangère, moi qui suis française mais à moitié anglaise. J’ai apprécié la finesse et la subtilité de son scénario. On a tourné des scènes violentes qui ont été coupées : j’apprécie chez Ilmar le refus de l’excessif. On a beaucoup retravaillé, on a fait des lectures, on s’est échangé des mails. On s’est mesurés l’un à l’autre : il ne voulait rien changer à ce qu’il avait écrit, mais au fur et à mesure qu’on tournait, j’ai tenu à faire évoluer le profil du personnage, ajouter des notations, des détails sur les relations que j’avais avec Anne qui, à la fin, est devenue comme ma fille. Frida se revoit en elle. J’ai eu l’idée, par exemple, de lui faire cadeau de mon imperméable.

Sur quels critères acceptez-vous un rôle ?

Je choisis un metteur en scène, pour entrer dans son univers. J’ai envie de porter quelque chose pour quelqu’un. Maintenant on me propose des rôles de mères ou de grand-mères, c’est normal, c’est une chance. J’ai aussi accepté de faire le film à cause de cette histoire, de ce personnage, de ses rapports avec le monde, avec ses émotions. Cela me permettait d’aller vers un univers dans lequel je n’étais pas allée, avec son arrière-plan politique.

Frida, cette femme que vous incarnez, manifeste d’abord une grande hostilité…

Quand elle exige de manger des croissants au beurre plutôt que des croissants industriels, c’est pour exercer sa tyrannie. Elle se moque des croissants ! La violence de mon personnage vis-à-vis d’Anne est moins dirigée contre elle que contre ce qu’elle représente : une image d’elle-même des décennies plus tôt, et surtout le fait qu’elle soit envoyée par son ex-amant -cet homme qu’elle a tant aimé et dont elle craint qu’il ne lui rende moins visite du fait de la présence d’Anne. Elle avait accepté qu’ils aient cessé toute relation sexuelle à condition qu’il vienne régulièrement la voir mais elle ne peut pas supporter l’idée de s’en séparer définitivement. La relation plus intime qui se noue à la fin du film entre Anne et Stéphane devient, dans l’esprit de Frida, un rapprochement symbolique de Stéphane à son égard. Elle devient le double de Frida, avec des années en moins. C’est comme cela que je l’ai senti. Il n’y a plus de jalousie. Elle peut mourir, car on sent qu’elle veut mourir, qu’elle va mourir...

Ce personnage de femme libre est au diapason de la manière dont vous avez mené votre vie…

Je n’ai pas pensé à cela. La liberté du choix, je l’ai pratiquée toute ma vie. Je ne suis pas la seule. Me trouver des points communs avec un personnage ? Il y a longtemps que j’ai dépassé ce stade. Je vais à la découverte de l’humanité maintenant ! Depuis longtemps ! Bien sûr, il y a mon apparence : c’est pour cela que, sur un plateau, je ne veux pas me regarder dans la glace, parce que je verrai Jeanne… et moi, j’imagine quelqu’un d’autre, Frida. J’ai tourné avec des gens exceptionnels, j’en ai acquis une grande expérience, et lorsque j’entre dans un personnage, je suis le personnage… Là, grâce à Frida, je découvre l’amour désespéré, la jalousie violente, le goût du suicide, une générosité qui se réveille tout d’un coup, la recherche d’une descendance… Car il y a ça aussi : elle n’a pas eu d’enfant, elle aurait voulu en donner un à Stéphane. Et il lui donne cette fille sur un plateau, sans qu’elle s’en rende compte.

Connaissiez-vous votre partenaire, Laine Mägi ?

Je l’ai découverte. Elle a été magnifique. Elle ne parlait pas français, très peu l’anglais, mais on a tout de suite communiqué d’une façon très intime et très profonde.

Publié le 03/01/2013 à 09:47 | Lu 1101 fois