Personnes âgées et maltraitance financière : les principaux constats de la mission du Médiateur de la République

La Fédération internationale des associations de personnes âgées (Fiapa) a récemment appelé à une prise de conscience de la maltraitance financière exercée à l’égard des personnes âgées, qui reste encore sous-estimée dans notre pays… Pourtant, les évolutions démographiques et l'accroissement du nombre de seniors, parfois fragilisés par une maladie neurodégénérative, risquent d'entraîner une accentuation de ce phénomène dans les prochaines années.





Si le droit français envisage depuis longtemps les abus à l’égard des personnes vulnérables, que la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs a entendu mieux prévenir, cette forme insidieuse de maltraitance reste encore mal connue et mesurée et ne se limite pas aux personnes résidant à domicile. Elle s’observe aussi au sein des établissements accueillant des personnes âgées, qui sont pourtant avant tout des lieux de protection.

Sensible à l’émergence de ce phénomène, le Médiateur de la République a demandé, le 15 septembre 2010, à trois professionnels reconnus, Alain Koskas, président du Conseil scientifique de la Fiapa, Véronique Desjardins, directrice d’hôpital à l’AP-HP, et Jean-Pierre Médioni, directeur d’EPHAD, de mener une mission sur la maltraitance financière à l’égard des personnes âgées dans les établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, envisageant l’ensemble des résidants, qu’ils fassent, ou non, l’objet d’une mesure de protection.

Un an après le rapport Courtial, qui s’est attaché à examiner les besoins de sécurité liés au vieillissement de la population, principalement à leur domicile, l’objectif assigné cette Mission a été de dresser un état des lieux de la situation juridique et pratique en établissement, d’étudier les conditions de prévention, de dépistage et de sanction des actes de maltraitance financière au regard des dispositions existantes et des bonnes pratiques reconnues, et d’envisager les pistes d’amélioration possible.

Le rapport résultant de ces travaux a été remis au Médiateur de la République le 3 février 2011, il dresse un constat des pratiques observées, pointe des carences juridiques et formule des préconisations d’amélioration.

La notion de maltraitance financière retenue par la Mission s’entend comme « tout acte commis sciemment à l'égard d'une personne âgée en vue de l'utilisation ou de l'appropriation de ressources financières de cette dernière à son détriment, sans son consentement ou en abusant de sa confiance ou de son état de faiblesse physique ou psychologique ».

Ce concept revêt donc un caractère multiforme, il inclut les vols et les escroqueries (placements abusifs, changement de bénéficiaire de l'assurance-vie, modification de testament, prêts forcés etc.), les abus de faiblesse (dons extorqués, mariages arrangés, logement occupé sans droit ni titre etc.), les pratiques abusives de l’entourage (abus de procuration, détournement des aides sociales, de la pension…), la délinquance astucieuse (prix exorbitants, prestations inutiles, ou surfacturées, tarifs excessifs, etc.), les pressions sectaires etc. Les rapporteurs ses sont toutefois heurtés à l’impossibilité de quantification du phénomène, en l’absence de statistiques officielles ou de description particulière dans l’appareil statistique du ministère de l’Intérieur ou dans celui du ministère de la justice.

L’un des axes fort du rapport est que la maltraitance financière à l’encontre des personnes âgées hébergées en établissements provient majoritairement de la prolongation de pratiques intra familiales abusives commencées au domicile et dont un proche (souvent un descendant) est le responsable. Le propos du rapport n’est donc pas de stigmatiser les établissements mais bien plutôt de mettre à profit la grande expérience des professionnels qui y travaillent pour mieux cerner et traiter les ressorts de cette maltraitance.

Si les établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux conservent donc leur rôle de lieux de protection, a fortiori pour les personnes faisant l’objet d’une mesure de protection, certains abus à caractère financiers demeurent néanmoins propres aux établissements. Ainsi, le vol d’argent et d’effets personnels s’est-il largement banalisé dans de nombreuses institutions où sont hébergées des personnes âgées, à telle enseigne qu’il est souvent interdit de conserver avec soi tout objet de valeur dans ce qu’il s’agit pourtant de concevoir comme des « lieux de vie ».

Les principaux constats de la Mission et les préconisations qu’elle formule sont les suivants.

La maltraitance financière en institution reste un phénomène discret et pernicieux, qui doit être mieux détecté

De même que les actes de maltraitance financière ne sont pas actuellement mesurés de façon exhaustive, les personnels exerçant en institutions d’accueil de personnes âgées ne sont pas formés au repérage des facteurs de risques.

Or, la victime, fréquemment très attachée, sur un plan affectif, à l’auteur de la maltraitance, est rarement portée à se plaindre par peur de compromettre sa relation avec lui. Pour les professionnels, la crainte d’enfreindre le secret est aussi invoquée comme un frein majeur, d’ailleurs à tort car celui-ci vise à protéger non pas le professionnel mais justement la victime.

La Mission propose la réalisation systématique d’un inventaire contradictoire sauvegardé des biens à l’entrée en institution, régulièrement actualisé. Elle plaide pour la rédaction d’un code de déontologie multi-professionnel de la personne protégée (comprenant une recommandation claire sur les conflits d’intérêts), l’installation de tiers référents et la création d’une équipe mobile pouvant conduire des audits croisés, à l’instar de la pratique observée dans les Ets de la Croix-Rouge.

Prévenir les situations à risque impose de généraliser la mesure de la vulnérabilité

La vulnérabilité suppose d’être constatée, indépendamment de toute limite d’âge. La Mission préconise donc la mise en place d’un audit préventif personnel, familial et patrimonial, qui serait déclenché à l’occasion d’une rupture dans la vie (perte du conjoint, chute grave, attribution de l’APA) pour mesurer la vulnérabilité par une expertise personnalisée et pluridisciplinaire :
- audit personnel (besoins médicaux, ménagers, d’aide sociale etc.),
- audit familial (examen des relais possibles dans l’entourage familial, amical, social) ;
- audit patrimonial, juridique et fiscal (finances, logement, assurances, mandat de protection future), recherches de financements nécessaires (assurances, aides, réorganisation du patrimoine etc.).

Le déclenchement de cet audit civil serait lié à chaque rupture, il pourrait aussi être proposé au moment de la retraite, la question du consentement étant alors moins aigüe puisque la personne est encore en bonne santé et capable d’organiser par elle-même son avenir. Cet audit serait aussi l’occasion de désigner par avance la personne de confiance et de réfléchir à celle qui sera mandatée (personne de l’entourage familial et social, voire un professionnel en cas d’isolement) pour le cas où le besoin s’en ferait sentir (mandat de protection future).

Le financement de cet audit reste à imaginer, mais pourrait être pour partie confié à la collectivité ou rattaché à la protection juridique associée aux assurances obligatoires. Il y aurait lieu de réfléchir avec les caisses de retraites et les compagnies d’assurance à une intégration du dispositif harmonisée avec la prise en charge du risque dépendance.

La loi du 5 mars 2007 de protection des majeurs reste largement méconnue

L’ignorance des mesures récentes prévues par le législateur afin d’assurer la protection des majeurs vulnérables est l’un des principaux obstacles à la lutte contre la maltraitance financière. Cette ignorance est le fait aussi bien du grand public, que des personnes à protéger, de leur entourage, mais aussi des professionnels (médecins experts, directeurs d’établissements, avocats etc). La Mission préconise donc le lancement d’un ambitieux plan de formation, initiale et continue, avec l’appui des juges, pour l’ensemble des professionnels concernés, en particulier les mandataires familiaux (pour lesquels elle recommande la mise en place d’un référent juridique).

Les mesures de protection ne sont pas suffisamment personnalisées

La Mission a constaté que la prise en compte des situations intermédiaires était mal assurée. Ainsi la possibilité de saisir le parquet pour une sauvegarde de justice avec mise en place d’une mesure ponctuelle, comme par exemple un virement mensuel pour payer les frais d’hébergement, apparaît trop négligée. La Mission prône le recours aux mesures de sauvegarde simple en établissement pour faciliter ces opérations courantes et soulager les services de tutelle. De la même façon, les médecins agréés semblent trop peu enclins à solliciter la mise en place du mandat spécial qui permet pourtant d’apporter une solution personnalisée et proportionnée.

La Mission prône par conséquent la formation des médecins sur le contenu des mesures et leur graduation. La Mission souhaite que la qualification des experts auprès du juge des tutelles soit diversifiée pour intégrer un examen psycho social du contexte environnemental, à coté de l’examen médical portant regard sur les capacités décisionnelles restantes. Par ailleurs, la connaissance et la pratique de l’action de protection « sur mesure » prévue par la loi serait facilitée par la limitation à 50 ou 60 du nombre de personnes confiées à chaque mandataire judiciaire.

Les dispenses d’audition du majeur vulnérable par le juge sont trop fréquentes

Lors de l’instruction des mesures de protection, les certificats des médecins agréés concluent souvent à une dispense d’audition de la personne à protéger par le juge des tutelles, alors que celle-ci est en principe réservée aux cas où la personne est hors d’état d’exprimer sa volonté. Les mesures de protection étant privatives de liberté, cette interprétation extensive de la dispense d’audition n’est pas saine.

L’intérêt de cette audition par le juge des tutelles est de permettre au juge une adaptation au plus près de la mesure de protection et de percevoir les liens de la personne vulnérable avec ses proches. La Mission propose l’organisation de réunions entre médecins agréés, juges des tutelles et avocats pour dégager les attentes et contraintes respectives de part et d’autre et limiter ces dispenses d’audition.

Une information ciblée vis-à-vis des médecins agréés, par exemple à l’occasion de leur inscription sur la liste du procureur de la République, paraît s’imposer. Par ailleurs, la Mission a constaté que la version antérieure du certificat médical était assez largement regrettée. Le formulaire actuel « évalue mal, préconise peu et n’explique pas ». Elle demande donc le retour à l’ancienne formule.

Le mandat de protection future doit être mieux sécurisé

Actuellement, le mandat de protection future peut être rédigé soit sous seing privé (par la personne elle-même, avec ou sans l’aide d’un professionnel du droit) soit par acte notarié. Or, seule la forme authentique permet une protection réellement efficace (garantie de contrôle de gestion de plein droit par le mandat notarié, le notaire devant saisir le juge des tutelles en cas d’anomalie). En effet l’acte sous seing privé ne présente aucune garantie d’enregistrement, de conservation et de mise en oeuvre au moment opportun. Le notaire, le juge, le banquier ignorent son existence.

La Mission propose de généraliser la forme authentique du mandat de protection future, d’écarter l’acte sous seing privé et de mieux sécuriser le déclenchement de la protection. Le juge devrait contrôler systématiquement l’opportunité du déclenchement de la protection et effectuer une évaluation de la fiabilité et moralité du mandataire.

Il faut lever l’immunité pénale en cas de vol dont jouissent les ascendants

L’article 311-12 du code pénal accorde une immunité en cas de vol commis au préjudice de l’ascendant ou du descendant ou au préjudice du conjoint, sauf lorsque les époux sont séparés de corps ou autorisés à résider séparément. Ainsi la soustraction frauduleuse des biens d’autrui est totalement exonérée de poursuites dans le cadre des relations familiales, sauf en cas de vol des papiers ou de documents personnels.

Or, la maltraitance financière est d’abord le fait de proches. Un tuteur familial devrait pouvoir être poursuivi en cas de détournements car il agit en vertu d’une décision judiciaire. La Mission préconise par conséquent la levée de l’immunité pénale applicable en cas de vol par un ascendant dès lors que l’auteur a agi dans le cadre d’une mission judiciaire ou conventionnelle.

Actes de gestion : la frontière reste floue entre l’autorisé et l’interdit

Selon les témoignages, la signature de chèques pour le compte de personnes âgées en institution est constatée assez souvent (frais hébergement, coiffeur, pédicurie). La mise sous protection n’est pas faite néanmoins par crainte de complications et de retards. La Mission plaide pour créer un référent juridique par établissement, un recours accru au virement mensuel et la rédaction d’un code de bonne conduite (ou charte de la protection des majeurs) s’appliquant à tous les acteurs, notamment mandataires judiciaires et comprenant une recommandation claire sur les conflits d’intérêts.

L’impératif de professionnalisation du contrôle des comptes

L’obligation de produire des comptes de gestion suppose un contrôle de bonne qualité. Or, les greffiers des tribunaux ont indiqué ne pas être formés à ce contrôle ni à une gestion « prudente, diligente et avisée » des fonds des majeurs protégés. La Mission préconise la généralisation de l’outil de normalisation des rapports de gestion et d’aide le travail de contrôle des comptes initié par la Caisse des dépôts en partenariat avec la Chancellerie ainsi que l’organisation de formations à la reddition des comptes, y compris pour les greffiers.

Le devoir d’alerte des banques et des assurances est à formaliser

Le banquier a un devoir de signalement au juge si le tuteur agit en compromettant manifestement l’intérêt de la personne protégée. Toutefois, celui-ci s’exercerait mieux s’il était tenu informé des mesures de placement en institution ou sous mesure de protection. La Mission considère l’exemple du protocole des services bancaires rédigé par la Caisse des dépôts comme de nature à garantir un bon niveau de qualité chez les agents bancaires en relation avec les majeurs protégés et prône sa généralisation.

Pour un véritable « Tribunal des tutelles »

Dans les instances judiciaires dédiées aux majeurs protégés, il est nécessaire d’assurer, comme pour les tribunaux pour enfants, la mise en place de juges assesseurs, d’experts et d’un secrétariat suffisants, afin de permettre aux magistrats d’exercer leur mandat avec sérénité et distanciation, compte tenu de la difficulté juridique et humaine des situations. La Mission plaide pour la mise en place de véritables tribunaux des tutelles avec une création significative de postes de magistrats et de greffiers pour faire face à l’augmentation des mesures de protection et à leur nécessaire renouvellement tous les cinq ans.

Article publié le 10/02/2011 à 10:16 | Lu 5962 fois