Permanence de la solidarité (1), chronique de Serge Guérin

Dans notre chronique de la semaine dernière, nous abordions question de la proximologie, ou comment apporter son soutien à l’aidant. Je participe actuellement à une sorte de « Tour de France » de la proximologie dans le cadre d’une initiative de la Fondation Novartis. Ces ateliers thématiques, organisés dans dix villes de France, visent à échanger et travailler avec les acteurs (médecins, élus, services sociaux des collectivités, associations de malades, structures d’aide aux aidants…), afin de produire des propositions concrètes destinées à améliorer le soutien aux aidants. Nous y reviendrons prochainement.





Mais ne peut-on pas poser l’hypothèse que le renouvellement ou le développement des solidarités de proximité, fondées sur aucune obligation strictement formelle, prouve qu’au sein d’une société capitaliste, une partie des rapports sociaux échappe à la logique de marché ?*

La seule existence de formes de solidarité apparaît comme une preuve que l’homo economicus ne saurait suffire à définir l’être humain dans sa totalité. L’individu ne s’inscrit pas seulement dans la recherche de son intérêt propre, dans la tentative sans fin de maximiser son profit.

L’individu a, y compris dans une société dominée par des rapports de production et d’échange marchand, des espaces multiples pour se réaliser, donner du sens à sa vie. Il a d’autres perspectives que la simple logique pécuniaire. On verra plus loin, que l’échange monétaire n’est qu’une variante du rapport entre les individus, même s’il est dominant.

De fait, le maintien d’une culture du don, réputée n’appartenir qu’aux sociétés pré-modernes, révèle aussi la faiblesse intellectuelle d’un raisonnement basé sur une vision monolithique et réduite de l’individu.

La recherche de l’intérêt, pour réelle qu’elle soit et pour prioritaire qu’elle apparaisse à certains moments du jeu social (management d’entreprise, négociation salariale, placements boursiers, enchères en ligne….), n’est le plus souvent qu’une composante parmi d’autres de l’individu contemporain.

Michel Crozier et Alain Ehrenberg ont bien montré que le jeu des acteurs**, y compris dans l’entreprise, pouvait répondre à des logiques, par exemples bureaucratiques ou de pouvoir, qui s’éloignaient fort de la recherche du seul intérêt personnel. Surtout, la recherche de l’intérêt personnel apparaît bien insuffisante pour expliciter des comportements électoraux, tout comme elle ne peut déterminer les attitudes de consommation, nos positions culturelles ou nos choix amoureux.

Entre deux individus situés sur le même niveau de l’échelle sociale, issus d’un même contexte culturel et disposant des mêmes capitaux sociaux, les différences de représentations, d’attentes et de perspectives peuvent être différentes, éloignées, voire opposées : si le déterminisme social ne peut être nié, il n’empêche que nos identités sont multiples et nos choix ne relèvent pas seulement de notre position dans le jeu social.

Nos histoires de vie, nos origines, nos valeurs culturelles, notre situation professionnelle et, encore plus, familiale, explicitent en large partie nos comportements. Nos identités sont par ailleurs fluctuantes, évolutives et métisses. Elles laissent une part possible au don et aux actes solidaires. Elles ouvrent la possibilité de la nuance, du droit d’être habité par des logiques complexes, où le souci de l’autre, la sensibilité à la bonté, trouvent une place, participent de la construction identitaire.

Serge Guérin
Professeur à l’ESG
Dernier ouvrage, La société des seniors Editions Michalon

* Ce paragraphe actualise et approfondi l’article « Essai sur les aidants », in Reciproques n°1, mars 2009.
** Crozier Michel et Ehrenberg Alain, L’acteur et le système, Seuil, 1992
Permanence de la solidarité (1), chronique de Serge Guérin

Article publié le 16/11/2009 à 09:20 | Lu 2024 fois