L’histoire :
Les apparitions magiques de sa femme défunte et de son fils disparu depuis des années confirment à Oncle Boonmee que sa fin est proche. Dans son domaine apicole, entouré des siens, il se souvient alors de ses vies antérieures. Accompagné de sa famille, il traverse la jungle jusqu’à une grotte au sommet d’une colline, lieu de naissance de sa première vie. De cette première vie, Oncle Boonmee ne se souvient de rien, s’il était animal ou végétal, homme ou femme ; mais il sait à présent qu’il est prêt à aborder la mort avec apaisement.
Entretien (extrait) avec Apichatpong Weerasethakul (propos recueillis à Paris le 3 juin 2010)
Pouvez-vous nous rappeler l’histoire du vrai Boonmee et comment vous en avez progressivement dévié ?
Le livre original, A Man who can recall his past lives, raconte l’histoire vraie de cet homme, Boonmee, qui était venu trouver un moine dans un temple du nord-est de la Thaïlande, pas très loin de chez moi, et lui avait raconté que lorsqu’il entrait en méditation, il pouvait faire revenir ses existences passées. Il était né chasseur d’éléphant, était devenu un esprit errant après sa mort, puis était revenu, maintes fois réincarné. En vache, en buffle, en une défense d’éléphant, à nouveau en fantôme (car pour nous le fantôme est une autre forme d’incarnation).
Je me suis aussi inspiré d’un autre livre où une petite fille se rappelle sa vie passée de petit garçon tombé d’un arbre et réincarné en petite fille. C’est une histoire que j’avais placée dans mon précédent film, Syndromes and a century– pour vous dire à quel point ces histoires de réincarnation m’intéressent. Mais c’est surtout l’idée de mémoire qui afflue dans tous mes films.
J’ai pu auparavant me référer à ma famille, mon père ou ma mère. Là, il s’agit d’une histoire qui a transité par un moine, c’est moins immédiat, la mémoire est comme filtrée. Je me posais des questions, je suis allé interroger les fils de Boonmee, ses proches, et je me suis rendu compte que je ne pouvais traiter ce film comme une adaptation, mais plutôt comme une inspiration pour me projeter moi-même à l’intérieur de cette histoire.
Parce que pour moi le cinéma suit ce même processus de réincarnation : j’emploie les mêmes comédiens dans des rôles différents, ils se réincarnent d’un film à l’autre, parfois dans la même personne, avec le même nom, mais dans des situations différentes. Et j’utilise leurs véritables expériences intimes dans mes films. Donc ma vraie vie et celles de mes acteurs sont également non seulement représentées mais réinventées en fiction.
Le cinéma serait un art de la réincarnation ?
La caméra est un outil pour capturer le passé et les fantômes qui vont avec. Et le cinéma tend à la préservation des âmes. Lorsque l’on voit des films du passé, les acteurs sont jeunes, et en même temps ils sont morts. Le film préserve leur esprit et le présente à une génération nouvelle de spectateurs qui assure leur survivance.
Je ne sais pas si la réincarnation sera à l’avenir admise comme quelque chose appartenant au réel, et que la science reconnaîtra, mais ce processus de faire revenir certains souvenirs, c’est indéniablement comme le cinéma. Le fantôme de Huay (l’épouse défunte de Boonmee), qui affirme que les spectres ne s’attachent pas aux lieux mais aux personnes, c’est la projection personnelle de Boonmee. A partir du moment où il meurt, elle n’existera plus non plus. Notre esprit est donc comme un appareil de projection.
Vous semblez plus attaché au bouddhisme aujourd’hui qu’à l’époque de Tropical Malady. Cette préoccupation était déjà présente dans Syndromes and a century et prend désormais un tour plus prégnant avec Oncle Boonmee.
J’ai commencé à vraiment m’intéresser au bouddhisme en 2003, quand mon père est mort, juste avant le tournage de Tropical Malady. Pour moi, le bouddhisme est une concentration de l’esprit pour se réaliser soi-même et trouver sa place dans le monde. Le cinéma a cette même fonction. J’ai un peu de mal avec certains rapports sociaux, je suis très timide et il m’est parfois difficile d’interagir avec le monde. Le cinéma m’y aide. Bouddhisme et cinéma sont pour moi la même religion.
Vous avez néanmoins un jour avancé l’idée que faire des films entrait en contradiction avec le bouddhisme.
D’une certaine manière, oui. Avec le bouddhisme, on n’a pas vraiment besoin du cinéma, si l’on sait comment utiliser notre esprit, parce que notre esprit est le meilleur projecteur au monde. Il accumule une somme d’histoires non racontées, à travers les siècles – enfin, c’est ce que prétend le bouddhisme. Le karma ne concerne que vous, pas vos relations avec les autres. Comment vous agissez ou réagissez devant certaines situations. Et votre esprit, ou quoi que ce soit en vous, enregistre ces actions ou ces sentiments. Pour moi, c’est ça le karma, ça n’est pas le bien ou le mal, c’est parfois positif ou négatif, avec des variations. Le truc, c’est de savoir décoder ce qui a été enregistré dans votre disque dur, je pense que c’est ça méditer, enfin je crois. Pour de plus amples informations, vous pouvez toujours interroger David Lynch (rires).
Y-a-t-il ici une symbolique animale à déchiffrer, comme dans la culture égyptienne, par exemple ?
Non, pas vraiment. Les figures animales me sont venues naturellement, durant mes voyages et pendant l’écriture. Le buffle est très présent dans le nord-est de la Thaïlande, et je le vois comme un symbole de la disparition des choses. Les changements intervenus dans l’agriculture ont précipité son éviction. Il a été remplacé par des machines, et la mémoire qu’on en a est forcément altérée.
Le cinéma serait comme une machine à remonter le temps, autorisant l’enchevêtrement du passé et du futur ? Face à cette séquence des photos, on ne peut s’empêcher d’évoquer La jetée, le film de Chris Marker, qui était déjà cité dans Syndromes and a century.
Oncle Bonnmee est un film sur le cinéma, sur cette obsession des films, pour le meilleur ou pour le pire, c’est comme descendre dans les tréfonds du cinéma, à son origine. J’avais aussi à l’esprit les derniers plans de Blow-Up d’Antonioni. C’est le genre de scènes auxquelles je veux rendre hommage. Ensuite, oui, l’intersection de différentes strates de temps ou les parallèles temporels, m’intéressent au plus haut point. De même que ces illusions auxquelles nous sommes sujets lorsque que nous regardons des films.
Généralement, face à un film, vous suivez juste un courant temporel, alors que dans la vie, ceux-ci se mêlent. Par exemple, vous partez à pied au marché, acheter des légumes, puis vous vous mettez à penser à votre ami(e), d’autres choses vous viennent à l’esprit. Dans les films, on tente de vous focaliser sur une direction narrative. Mes films évoquent la possibilité, induite par le montage, d’une coexistence de différents évènements dans le temps. C’est très manifeste dans le dernier plan du film. Le temps se disjoint en deux parties. La réalité, est-ce la salle de karaoké ? La chambre d’hôtel ? Ou toute autre chose encore, qui n’est pas montrée ?
Et ce que l’on a vu auparavant, dans la vie de l’Oncle Boonmee, était-ce un rêve ou l’amalgame de choses multiples ?
Ce réseau de possibles est évidemment lié à mon approche du bouddhisme. En Thaïlande, quand un de vos proches meurt, vous pouvez, pour l’honorer, devenir moine, comme Tong, qui devient moine pour quelques jours, ou même pour une seule journée. Sa vie prend alors une autre apparence, revêt une autre coquille, et puis il ôte ses attributs de moine, se douche, et sa vie reprend, différente à nouveau. Moi-même, sur le tournage de Tropical Malady, je suis devenu moine pour quelques jours.
Oncle Boonmee, ça peut donc aussi être vous ?
Exactement. Dans la séquence des photos, Boonmee et moi ne faisons qu’un. C’est en fait mon rêve que Boonmee relate, et les photos sont ma mémoire de ce travail que j’ai effectué avec les adolescents, dans le village de Nabua. Pour certains, ça n’a pas de sens, ces photos avec les adolescents, mais pour moi c’est ce dont je voulais me souvenir, comme une des vies que j’ai eu pendant les trois années et demie que j’ai passé sur ce projet. Pour le public, cela peut avoir une autre signification, politique par exemple. Cela me va, je n’ai pas inclus ces plans avec juste une visée abstraite, c’est plutôt comme un journal intime.
Boonmee peut à la fois être la princesse et le poisson ?
Tout ce que vous voulez. Oui, c’est un film très ouvert, si vous-même ouvrez votre esprit.
Les apparitions magiques de sa femme défunte et de son fils disparu depuis des années confirment à Oncle Boonmee que sa fin est proche. Dans son domaine apicole, entouré des siens, il se souvient alors de ses vies antérieures. Accompagné de sa famille, il traverse la jungle jusqu’à une grotte au sommet d’une colline, lieu de naissance de sa première vie. De cette première vie, Oncle Boonmee ne se souvient de rien, s’il était animal ou végétal, homme ou femme ; mais il sait à présent qu’il est prêt à aborder la mort avec apaisement.
Entretien (extrait) avec Apichatpong Weerasethakul (propos recueillis à Paris le 3 juin 2010)
Pouvez-vous nous rappeler l’histoire du vrai Boonmee et comment vous en avez progressivement dévié ?
Le livre original, A Man who can recall his past lives, raconte l’histoire vraie de cet homme, Boonmee, qui était venu trouver un moine dans un temple du nord-est de la Thaïlande, pas très loin de chez moi, et lui avait raconté que lorsqu’il entrait en méditation, il pouvait faire revenir ses existences passées. Il était né chasseur d’éléphant, était devenu un esprit errant après sa mort, puis était revenu, maintes fois réincarné. En vache, en buffle, en une défense d’éléphant, à nouveau en fantôme (car pour nous le fantôme est une autre forme d’incarnation).
Je me suis aussi inspiré d’un autre livre où une petite fille se rappelle sa vie passée de petit garçon tombé d’un arbre et réincarné en petite fille. C’est une histoire que j’avais placée dans mon précédent film, Syndromes and a century– pour vous dire à quel point ces histoires de réincarnation m’intéressent. Mais c’est surtout l’idée de mémoire qui afflue dans tous mes films.
J’ai pu auparavant me référer à ma famille, mon père ou ma mère. Là, il s’agit d’une histoire qui a transité par un moine, c’est moins immédiat, la mémoire est comme filtrée. Je me posais des questions, je suis allé interroger les fils de Boonmee, ses proches, et je me suis rendu compte que je ne pouvais traiter ce film comme une adaptation, mais plutôt comme une inspiration pour me projeter moi-même à l’intérieur de cette histoire.
Parce que pour moi le cinéma suit ce même processus de réincarnation : j’emploie les mêmes comédiens dans des rôles différents, ils se réincarnent d’un film à l’autre, parfois dans la même personne, avec le même nom, mais dans des situations différentes. Et j’utilise leurs véritables expériences intimes dans mes films. Donc ma vraie vie et celles de mes acteurs sont également non seulement représentées mais réinventées en fiction.
Le cinéma serait un art de la réincarnation ?
La caméra est un outil pour capturer le passé et les fantômes qui vont avec. Et le cinéma tend à la préservation des âmes. Lorsque l’on voit des films du passé, les acteurs sont jeunes, et en même temps ils sont morts. Le film préserve leur esprit et le présente à une génération nouvelle de spectateurs qui assure leur survivance.
Je ne sais pas si la réincarnation sera à l’avenir admise comme quelque chose appartenant au réel, et que la science reconnaîtra, mais ce processus de faire revenir certains souvenirs, c’est indéniablement comme le cinéma. Le fantôme de Huay (l’épouse défunte de Boonmee), qui affirme que les spectres ne s’attachent pas aux lieux mais aux personnes, c’est la projection personnelle de Boonmee. A partir du moment où il meurt, elle n’existera plus non plus. Notre esprit est donc comme un appareil de projection.
Vous semblez plus attaché au bouddhisme aujourd’hui qu’à l’époque de Tropical Malady. Cette préoccupation était déjà présente dans Syndromes and a century et prend désormais un tour plus prégnant avec Oncle Boonmee.
J’ai commencé à vraiment m’intéresser au bouddhisme en 2003, quand mon père est mort, juste avant le tournage de Tropical Malady. Pour moi, le bouddhisme est une concentration de l’esprit pour se réaliser soi-même et trouver sa place dans le monde. Le cinéma a cette même fonction. J’ai un peu de mal avec certains rapports sociaux, je suis très timide et il m’est parfois difficile d’interagir avec le monde. Le cinéma m’y aide. Bouddhisme et cinéma sont pour moi la même religion.
Vous avez néanmoins un jour avancé l’idée que faire des films entrait en contradiction avec le bouddhisme.
D’une certaine manière, oui. Avec le bouddhisme, on n’a pas vraiment besoin du cinéma, si l’on sait comment utiliser notre esprit, parce que notre esprit est le meilleur projecteur au monde. Il accumule une somme d’histoires non racontées, à travers les siècles – enfin, c’est ce que prétend le bouddhisme. Le karma ne concerne que vous, pas vos relations avec les autres. Comment vous agissez ou réagissez devant certaines situations. Et votre esprit, ou quoi que ce soit en vous, enregistre ces actions ou ces sentiments. Pour moi, c’est ça le karma, ça n’est pas le bien ou le mal, c’est parfois positif ou négatif, avec des variations. Le truc, c’est de savoir décoder ce qui a été enregistré dans votre disque dur, je pense que c’est ça méditer, enfin je crois. Pour de plus amples informations, vous pouvez toujours interroger David Lynch (rires).
Y-a-t-il ici une symbolique animale à déchiffrer, comme dans la culture égyptienne, par exemple ?
Non, pas vraiment. Les figures animales me sont venues naturellement, durant mes voyages et pendant l’écriture. Le buffle est très présent dans le nord-est de la Thaïlande, et je le vois comme un symbole de la disparition des choses. Les changements intervenus dans l’agriculture ont précipité son éviction. Il a été remplacé par des machines, et la mémoire qu’on en a est forcément altérée.
Le cinéma serait comme une machine à remonter le temps, autorisant l’enchevêtrement du passé et du futur ? Face à cette séquence des photos, on ne peut s’empêcher d’évoquer La jetée, le film de Chris Marker, qui était déjà cité dans Syndromes and a century.
Oncle Bonnmee est un film sur le cinéma, sur cette obsession des films, pour le meilleur ou pour le pire, c’est comme descendre dans les tréfonds du cinéma, à son origine. J’avais aussi à l’esprit les derniers plans de Blow-Up d’Antonioni. C’est le genre de scènes auxquelles je veux rendre hommage. Ensuite, oui, l’intersection de différentes strates de temps ou les parallèles temporels, m’intéressent au plus haut point. De même que ces illusions auxquelles nous sommes sujets lorsque que nous regardons des films.
Généralement, face à un film, vous suivez juste un courant temporel, alors que dans la vie, ceux-ci se mêlent. Par exemple, vous partez à pied au marché, acheter des légumes, puis vous vous mettez à penser à votre ami(e), d’autres choses vous viennent à l’esprit. Dans les films, on tente de vous focaliser sur une direction narrative. Mes films évoquent la possibilité, induite par le montage, d’une coexistence de différents évènements dans le temps. C’est très manifeste dans le dernier plan du film. Le temps se disjoint en deux parties. La réalité, est-ce la salle de karaoké ? La chambre d’hôtel ? Ou toute autre chose encore, qui n’est pas montrée ?
Et ce que l’on a vu auparavant, dans la vie de l’Oncle Boonmee, était-ce un rêve ou l’amalgame de choses multiples ?
Ce réseau de possibles est évidemment lié à mon approche du bouddhisme. En Thaïlande, quand un de vos proches meurt, vous pouvez, pour l’honorer, devenir moine, comme Tong, qui devient moine pour quelques jours, ou même pour une seule journée. Sa vie prend alors une autre apparence, revêt une autre coquille, et puis il ôte ses attributs de moine, se douche, et sa vie reprend, différente à nouveau. Moi-même, sur le tournage de Tropical Malady, je suis devenu moine pour quelques jours.
Oncle Boonmee, ça peut donc aussi être vous ?
Exactement. Dans la séquence des photos, Boonmee et moi ne faisons qu’un. C’est en fait mon rêve que Boonmee relate, et les photos sont ma mémoire de ce travail que j’ai effectué avec les adolescents, dans le village de Nabua. Pour certains, ça n’a pas de sens, ces photos avec les adolescents, mais pour moi c’est ce dont je voulais me souvenir, comme une des vies que j’ai eu pendant les trois années et demie que j’ai passé sur ce projet. Pour le public, cela peut avoir une autre signification, politique par exemple. Cela me va, je n’ai pas inclus ces plans avec juste une visée abstraite, c’est plutôt comme un journal intime.
Boonmee peut à la fois être la princesse et le poisson ?
Tout ce que vous voulez. Oui, c’est un film très ouvert, si vous-même ouvrez votre esprit.