Nos vies entre les morts de Yuzu Murikawa : un roman sur le phénomène des kodokushi au Japon

Écrit entre deux pays et deux cultures par Yuzu Morikawa, Nos vies entre les morts (éditions Blacklephant, 224 pages, 15 euros) aborde une thématique sociale profonde et sensible, encore peu connue : celle de la solitude des grandes villes, des kodokushi et d’un monde vieillissant, loin d’une modernité prospère…





À Tokyo, Noriko, 31 ans, travaille pour une entreprise spécialisée dans la remise en état des habitations des kodokushi, ces "morts solitaires" parfois découverts des semaines après leur décès.
 
En effet, c’est elle qui décide du devenir de leurs effets personnels, une mission dont elle essaye de s’acquitter le plus humainement possible. Mais peut-on toujours tenir la mort à distance ?
 
Contrairement à son trio de collègues plus jeunes et insouciants, Noriko lutte pour ne pas se laisser hanter par les derniers instants de ces disparus. Sa solitude, autrefois désirée, lui apparaît de plus en plus comme un enfermement.
 
Elle entame alors une liaison qu’elle espère sans implication, pour tenir ses émotions à distance. Jusqu’à ce que le réel, tumultueux et intransigeant, la rattrape.
 
Le terme reste encore largement méconnu en Europe. Pourtant, Il s’agit pour le pays, d’un véritable problème de société. Littéralement, ce terme signifie : « mourir seul sans que personne ne s’en aperçoive avant longtemps ».
 
Or, dans un pays où les personnes âgées sont de plus en plus seules compte-tenu de l’éclatement des familles et du délitement des liens parents-enfants, ce phénomène prend de l’ampleur et pourrait bien concerné à termes, d’autres pays d’Asie (notamment la Chine) mais également l’Europe ou les Etats-Unis.
 
Le fait est qu’au Japon, pas une journée ne passe sans que les médias ne rapportent la mort d’un ainés retrouvé des semaines, des mois, voire des années après sans que personne ne se soit jamais inquiété de cette disparation (des équipes de « nettoyeurs » ont même vu le jour).
 
Ce qui illustre bien la situation de cette société -pas uniquement nippone d’ailleurs- où chacun vit dans son coin, seul, sans échanger avec les autres, sans voir sa famille ni ses amis, sans parler à ses commerçants…
 
On enregistre chaque année 30.000 cas au Japon dont 3.000 rien que pour Tokyo. En un peu plus de dix ans, ce chiffre a augmenté de 70% et ce n’est pas terminé puisque le pays continue de vieillir et que les relations sociales ne cessent de s’altérer….
 
Certes, des associations commencent à voir le jour, notamment dans les grandes villes mais le problème est loin d’être réglé. Pour cela, il faudrait un changement de la société en profondeur… Il faudra donc du temps, si tant est que les gens aient envie de changer d’ailleurs ! 

Extrait :
"Le nettoyage ou cleaning, comme on l’appelle dans le jargon officiel chez HeavenlyWays – comme si l’usage de l’anglais aseptisait l’opération pour la rendre plus présentable –, de la maison de M. Tatsumi aura duré trois jours complets.
 
Dès que HeavenlyWays reçoit un appel pour la prise en charge d’un logement de kodokushi, Koike, Aoyama et moi empruntons la camionnette, ou je les rejoins sur place, le patron faisant rarement le déplacement.

Il arrive qu’on croise les services sociaux ou la police quand ils s’éternisent, mais c’est rare. Le corps, lui, n’est déjà plus là. En combinaison protectrice, avec masque et gants, je commence par prendre des photos, lesquelles font office d’état des lieux.
 
Puis Koike et Aoyama repèrent les choses à jeter en priorité – denrées périssables, plantes mortes, animaux morts, ce qui arrive parfois… – pendant que j’observe l’ensemble pour évaluer la quantité de travail que nous allons devoir effectuer.
 
Nous découvrons le logement tel que le défunt ou la défunte l’a laissé, et c’est comme si on débarquait au milieu d’un repas ou d’une sieste, avec le sentiment d’interrompre quelque chose. Je ne crois pas aux fantômes, je ne parle pas non plus aux morts. Ils n’ont rien à me dire, on ne s’est jamais rencontrés et ils sont partis.
 
Je me penche au contraire sur ce qu’il reste de vie, je m’attache à la façon dont cette personne pourrait subsister dans le souvenir des vivants. Je traque les marques, les reliefs susceptibles non pas de raconter qui était le défunt, parce que je sais combien résumer une personne à l’endroit où il a vécu ses dernières années peut être réducteur.
 
Les intérieurs ne sont que la surface d’une fin de parcours. Les piles de vêtements d’un homme ne disent rien de ce qu’il a été enfant, adolescent, adulte, elles ne racontent rien de ses amours, de ses peines ou de ses bonheurs. Ce qu’il reste des disparus n’est jamais que des restes.
"

Article publié le 01/06/2022 à 04:16 | Lu 2969 fois