Le drame du tabac : chronique de Michèle Delaunay

La mort dramatique du chanteur Michel Delpech, qui émeut aujourd'hui tant de Français pour lesquels il était une personnalité familière et admirée, m'incite à parler de ce que vivent au quotidien ceux qui meurent d'un cancer dû au tabac, ainsi que leurs familles.


Ringarde, cette évocation ? On me dit bien souvent: « mais, ça, tout le monde le sait... ». Justement non. Il ne s'agit pas seulement des souffrances, des infirmités, de la connaissance de la maladie et de son risque, sur lesquels je ne veux pas en effet insister, mais dire seulement que l'avoir partagé de près est d'une telle intensité, d'une telle douleur, que l'on en vient à s'interroger gravement sur l'impuissance où nous sommes de réduire le commerce de ce produit.
 
Un de mes partenaires de l'Alliance contre le tabac (le Pr Albert Hirsch) a écrit, il y a de nombreuses années, un éditorial « La maladie n'est pas le cancer, mais le tabac ». Et en effet, le cancer n'est qu'une conséquence d'une maladie qui reste mal nommée, car « tabagisme » est à la fois trop faible et trop large puisque non ciblé sur le seul aspect médical, au contraire d'« alcoolisme ». La maladie tabac est une addiction grave, rapide dans sa survenue (100ième cigarette), lourde et souvent vitale dans ses conséquences, plus difficile que toutes les autres à soigner et à guérir.
 
Ce qui n'est pas bien nommé ne marque pas, n'imprime pas et presque n'existe pas. Ce caractère innominé fait que l'on écrit désormais plus facilement qu'autrefois « mort d'un cancer », mais qu'on ne sait ni écrire, ni dire « mort du tabac ». Ce qui est pourtant le vrai, qui ne manque aucunement de respect, n'implique surtout aucune culpabilité pour celui qui a été atteint, lequel est comme pour toutes les autres maladies, une victime.
 
Très peu de malades -et cela peut se comprendre- ont le courage de témoigner « je suis malade du tabac ». L'acteur Yul Brunner l'a fait dans un document poignant, encore en ligne sur internet. Il était aux derniers jours de sa vie, le message est court et se résume aux paroles finales « Don't smoke ! ».
 
Peu, très peu de familles, ont la volonté de s'exprimer - « Mon mari est mort du tabac à 40 ans, je veux témoigner ». Ce message m'a été adressé à quelques rares reprises mais les familles sont bien souvent gênées, craignant que l'on fasse porter la faute sur le malade et sans doute y aurait-il bien quelques imbéciles pour le faire, mais ces témoignages seraient d'une grande utilité pour prévenir de fumer ou inciter à arrêter les malades futurs. Beaucoup de patients, atteints de maladies qui n'étaient pas plus simples à dévoiler, l'ont fait et ont pu ainsi améliorer la prévention de ces maladies.
 
Plus gravement encore, rares sont les médecins qui disent avec simplicité -et avec toutes les explications nécessaires-, après un infarctus mortel ou un cancer certainement lié au tabac: « Votre parent est mort du tabac ». Les associations de malades ou de familles sont de ce fait inexistantes et donc inopérantes pour obtenir des dommages des industriels du tabac mais plus encore, pour influer sur la décision politique.
 
Imaginez que chacune des 220 familles endeuillées chaque jour par le tabac adresse un faire-part de deuil au Président de la République. Imaginez que ces familles demandent des comptes à chacun de leurs députés: « Qu'avez-vous fait cette année pour lutter contre le tabac ? » « Avez-vous voté la loi de santé et le paquet neutre ? » « Que comptez-vous faire dans l'année à venir ? « Vous sentez vous responsable des morts du tabac puisque le tabac est vendu au nom de l'Etat ? ». Le poids et la pression des buralistes, porte-paroles des cigarettiers, perdraient alors toute consistance au regard de l'énorme sac de faire- part de deuil qui serait reçu à l'Elysée.
 
Imaginez, dans un autre ordre d'idées, qu'un journal publie le visage souriant et aimant la vie, ainsi que quelques notes biographiques, de personnes mortes du tabac sur un territoire donné et dans un temps court, comme cela a été fait pour les morts des attentats de novembre. Le pays serait bouleversé. Des comptes seraient demandés aux responsables politiques puisque l'on a vendu au nom de l'Etat, aux débitants, aux douaniers...
 
En bonne Girondine, j'illustre mon propos en m'adressant à notre cher quotidien régional « Sud Ouest »: Avec l'autorisation des familles bien évidemment et en expliquant l'intention tant à elles qu'aux médecins qui ont accompagné ces malades et qu'aux lecteurs, publieriez-vous les 40 jeunes visages (la quasi-totalité a moins de 60 ans) des 40 Girondins morts en une semaine dans notre département du fait du tabac ? Ou bien laisserez-vous les semaines suivantes, les unes après les autres, faire la même tragique moisson sans agir ?
 
Je reviens à Michel Delpech auquel beaucoup de personnalités ont rendu hommage et que de nombreux journalistes ont salué d'un papier. Ont-ils pensé en le faisant à ce que représente lutter trois ans contre un cancer du pharynx ? Et ceci quand on est chanteur ?
 
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Publié le 20/01/2016 à 01:00 | Lu 1802 fois