Gloria Bell : Julianne Moore en quinqua indépendante et frémissante (film)

Le dernier film de Sébastien Lelio, Gloria Bell avec Julianne Moore et John Turturro sortira dans les salles le 1er mai prochain. L’histoire ? Celle d’une quinqua indépendante et frémissante qui, tout en étant seule, s’étourdit la nuit dans les dancings pour célibataires de Los Angeles en quête de rencontres de passage. Entretien avec le réalisateur. Sébastien Lelio.





Quel est le sujet du film ?
Gloria Bell parle d’une femme d’un certain âge et, d’une certaine manière, on pourrait croire qu’elle ne « mérite » pas qu’on lui consacre un film. Mais le film ne cesse de lui dire « Vous méritez un film ! Vous êtes un film ! ».
 
Du coup, Gloria Bell s’apparente à une lettre d’amour adressée à la protagoniste mais il s’agit aussi d’une étude psychologique si bien qu’on perçoit sa part d’ombre et de lumière.
 
Y a-t-il une filiation entre Gloria, que vous avez tourné en 2013, et Gloria Bell ?
J’ai bien entendu tourné Gloria sans me douter que j’allais en réaliser une nouvelle version cinq ans plus tard. Avec le recul, j’ai aujourd’hui l’impression qu’en 2013, Gloria était un peu en avance sur son temps et qu’il préfigurait, en quelque sorte, la place centrale des femmes dans notre société.
 
Et j’ai le sentiment que cette nouvelle version est totalement ancrée dans son époque parce que nous avons eu cinq ans de débats et que l’aspiration des femmes d’un certain âge à être entendues, vues et respectées – et leur revendication à jouir de la vie – a soudain un caractère d’urgence.
 
Votre point de vue a-t-il évolué depuis l’époque du premier Gloria ?
Je ne sais pas si mon point de vue a tant changé que ça, mais le débat autour du sujet qu’aborde le film a évolué. C’est mon sentiment.
 
Comment la rencontre avec Julianne Moore s’est-elle passée ?
J’habitais à Berlin et on s’est vus à Paris, où elle était de passage. J’ai été très touché par sa passion pour Gloria et sa compréhension intime du personnage : elle était prête à tourner le remake du film à condition que je le réalise ! Après lui avoir expliqué que j’avais deux autres films à tourner, je lui ai demandé de me donner le temps de réécrire le scénario en anglais et de le transposer dans le contexte de Los Angeles.
 
Après ce rendez-vous, j’étais à la fois enthousiaste et terrorisé –car qui tourne son propre remake ? Mais je pense que les tournages d’Une femme fantastique et de Désobéissance m’ont aidé car j’avais désormais le sentiment d’avoir davantage de légitimité morale à m’attaquer moi-même au remake.
 
À donner une nouvelle vie à ce personnage grâce à une actrice épatante et à faire en sorte que cette histoire soit ancrée dans son époque. Après avoir vaincu mes appréhensions initiales à l’idée de diriger Julianne, je me suis surtout attaché à insuffler de la vie dans le film. Ce projet est donc né de manière très naturelle et n’était pas motivé par des raisons stratégiques.
 
J’étais très emballé et très ému par le postulat de départ et c’est toujours le signe qu’on va dans la bonne direction. Par ailleurs, nous avons rencontré pas mal d’obstacles et je sentais que je n’avais pas mes repères habituels – et j’aime être bousculé.
 
Parlez-nous de John Turturro, qui campe Arnold, et de sa relation avec Gloria.
Je dirais que Gloria Bell est l’histoire d’une femme d’un certain âge en quête de sens ou d’amour en dehors d’elle et qui, à la fin de son périple, est prête à fouiller en elle-même. Du coup, au début, on la voit danser en observant les hommes autour d’elle, et à la fin, elle danse dans un tout autre lieu, seule.
 
Cette évolution résume la simplicité et la complexité de sa trajectoire. Au cours de sa quête, elle rencontre Arnold, ils se plaisent et il y a quelque chose chez lui qui la touche profondément. J’adore l’alchimie qui se produit entre ces deux comédiens. Cette étincelle qu’on remarque quand ils dansent ou qu’ils passent un bon moment.
 
Arnold écoute Gloria avec attention, il semble sincèrement s’attacher à elle et de toute évidence il commence à éprouver des sentiments à son égard. Ils se rapprochent mais il y a des choses qu’il ne dévoile pas et qui paraissent liées à son passé.
 
Peu à peu, ce passé ressurgit. Et lorsque ce passé le rattrape, Gloria est dévastée et doit trouver le moyen de se relever une fois encore. J’étais franchement emballé par la perspective que John campe Arnold, d’autant que c’était un choix inattendu et qu’ils allaient se donner la réplique pour la première fois au cinéma.

Quels sentiments animent Arnold à l’égard de Gloria ?
Je crois qu’il tombe sincèrement amoureux d’elle, mais il a des problèmes et il n’a pas tous les outils à sa disposition pour « gérer » son ex-femme et ses filles, et pour s’affranchir de ce passé qui le hante. Dans le même temps, il fait vraiment de son mieux pour s’en sortir et c’est ce que j’aime chez lui. Et Gloria est une femme trop forte pour lui ! (rires) Elle l’écrase un peu… Mais il tente de faire de son mieux, et c’est assez admirable, même si vers la fin il ne fait pas forcément les bons choix.
 
Parlez-nous de la relation entre Gloria et sa fille Anne, campée par Caren Pristorius.
Sa fille est d’une grande noblesse : elle dégage une certaine dignité qui me plaît beaucoup. C’est une jeune femme très mûre. Elle est prof de yoga et elle est tournée vers la spiritualité. Elle est très proche de Gloria, et elle a beaucoup de respect pour elle, mais comme tout le monde autour d’elle, elle a besoin de vivre sa vie.
 
Anne est amoureuse d’un surfeur de l’extrême : elle envisage de partir vivre avec lui en Europe, elle tombe enceinte et sa vie évolue donc forcément. Gloria tente d’être présente pour elle tout en essayant d’avoir la force de la laisser partir. Anne lui dit quelque chose qui provoque un déclic en elle : elle lui un montre une vidéo de son copain en train de surfer sur une vague gigantesque où le danger est omniprésent.
 
Gloria lui dit alors : « Tu sais, ce garçon pourrait mourir demain ». Et Anne lui répond : « En fait, on peut tous mourir demain ». Cette phrase reste gravée en Gloria car elle en est consciente. À mon avis, cela résume en partie son rapport au monde et c’est aussi de là que vient sa vitalité – l’urgence qu’il y a à profiter de chaque instant et à goûter aux bonheurs de la vie et de l’amour.
 
Son rapport à son fils est-il différent ?
Oui, un peu, dans la mesure où Peter traverse une période beaucoup plus difficile : son couple est en train de sombrer et sa femme a pour ainsi dire disparu. Elle est partie et l’a abandonné avec leur fils – petit-fils de Gloria. Il tente de sortir la tête de l’eau et il est donc happé par l’explosion de sa propre famille. Il n’est pas dur avec Gloria, mais il est simplement accaparé par ses propres problèmes.
 
Malgré tout, au cours de la scène de l’anniversaire, on constate que tous les rapports familiaux vacillent en même temps. Autour de cette table, chacun a ses priorités et entretient une relation avec Gloria qui lui est propre. Pour autant, je crois que le spectateur dispose de suffisamment de latitude pour mesurer ce qui se passe entre chaque personnage et Gloria.
 
Est-ce vrai que lorsque vous écriviez le scénario du premier Gloria, un de vos amis vous a dit : «Mais qui donc a envie de voir un film sur une femme qui passe son temps à boire et à danser ? »
C’est vrai ! (rires) Quand je parlais du projet à mes amis, je leur disais qu’il s’agissait d’un « film pop » –et ils me répondaient « qu’y a-t-il de pop chez une femme qui sort tous les soirs, qui boit, qui danse et qui fait la fête ? Il n’y a rien d’attirant là-dedans ». J’insistais : « Vous avez tort, il y a quelque chose de très cool dans cette attitude ».
 
Bien entendu, en mon for intérieur, je me disais « j’espère que j’ai raison », parce que c’était une aventure et que, pour ainsi dire, on sautait d’une falaise pour voir si ce cocktail d’idées pouvait fonctionner. Mais il y a quelque chose chez Gloria, en tant que personnage, qui a été intéressant à observer : bien évidemment, j’ai largement contribué à créer le personnage – qu’il s’agisse de ses lunettes, de sa coiffure, de son attitude.
 
C’est comme si, en la voyant dans une scène, on la reconnaissait aussitôt. Il y a une dimension iconique chez elle. Il y a quelque chose chez le personnage que Julianne a vraiment saisi et qu’elle s’est totalement approprié.
 
J’imagine que Julianne Moore avait son propre point de vue sur le rôle en arrivant sur le plateau.
Oh oui ! Je l’admire depuis ses débuts et j’ai toujours suivi son parcours, si bien que la perspective de travailler avec elle était comme un rêve éveillé. Pour moi, elle est l’incarnation de l’excellence – en tant qu’artiste et en tant que personne – et elle dégage quelque chose de magique. D’ailleurs, quand elle débarque sur un plateau, grâce à sa seule présence, chacun progresse – et c’était comme une formidable leçon pour moi.
 
J’ai adoré la voir à l’oeuvre et j’ai été très sensible à la manière dont elle a surmonté chaque obstacle. Je craignais un peu que, l’anglais n’étant pas ma langue maternelle, nous ayons parfois du mal à nous comprendre, mais cela ne s’est jamais produit.
 
Gloria Bell est le portrait ultime d’une femme, sous tous les angles, dans toutes les situations imaginables, et Julianne est présente dans chaque plan du film. Du coup, dans le plan de tournage, Julianne était dans toutes les scènes. Même les contrechamps ont été tournés à travers son regard et sans doublure. C’était donc un rôle particulièrement exigeant pour Julianne et elle a parfaitement compris qu’on devait travailler ensemble – et c’est ce qui s’est produit.


Article publié le 26/03/2019 à 01:00 | Lu 2434 fois