Exclusion numérique des ainés : l'éclairage de Jacques Toubon

Alors que l’association caritative les petits frères des Pauvres vient de publier une grande étude sur l’exclusion des personnes âgées du numérique, Jacques Toubon, Défenseur des droits, revient en détail sur cette problématique dans une interview réalisée le 29 juin dernier.


Que retenez-vous des résultats de cette étude sur l’exclusion numérique des personnes âgées ?
Cela fait quelques années que nous avons commencé à tirer la sonnette d’alarme, avec des constatations tirées de nos réclamations concernant les relations des usagers avec les caisses de Sécurité sociale.
 
Nous avons également mené en 2016, en partenariat avec l’Institut national de la consommation, une enquête auprès des plateformes d’accueil téléphonique de la Caisse nationale des allocations familiales, de Pôle emploi et de la Caisse nationale de l’assurance maladie. Nous étions, il faut bien le dire, un petit peu isolés à cette époque.
 
Aujourd’hui, il y a énormément de personnes, d’organisations qui alertent sur la difficulté de la relation entre services publics et usagers quand celle-ci doit obligatoirement passer par l’usage d’Internet. Ce qui me frappe, c’est la convergence de tous ceux qui concluent que, si on ne fait rien, s’il n’y a pas une action des pouvoirs publics, 20 à 25% de la population vont être laissés pour compte dans ce contexte généralisé de dématérialisation.
 
L’étude du Syndicat de la Presse Sociale avec le CSA, sortie en juin 2018, le dit, l’étude d’Emmaüs Connect sur les Hauts-de-France le dit, votre étude le dit. Dans le grand sondage auprès des fonctionnaires pour la concertation Cap 22, une proportion très importante de fonctionnaires indique que cette question du virtuel est centrale dans la nouvelle administration que l’on veut mettre en place.
 
Le Défenseur des droits est une des voix qui portent ce qui est devenu un fait reconnu, les difficultés avec les démarches administratives en ligne, ce n’est plus un procès d’intention, ce n’est plus une crainte. C’est désormais une réalité ! Et ce qui est également un fait, c’est que les mesures ne sont pas prises pour y faire face.
 
Votre étude est intéressante car elle montre aussi que le principal recours pour faire ses démarches en ligne, c’est la famille et l’entourage. Il n’y a pas de réponse instituée. Si on ne veut pas abandonner un nombre très conséquent de gens complètement démunis face au numérique, son usage pour tous doit devenir une grande cause nationale.
 
Avec la dématérialisation rapide des démarches administratives, les difficultés se multiplient pour les non-connectés mais aussi pour un nombre important de connectés. Comment changer la donne ?
Le deuxième point à retenir de votre étude, c’est que les intéressés eux-mêmes ne sont pas si « nuls » que ça ! L’illectronisme existe mais n’est pas aussi massif qu’on voudrait le dire. Beaucoup de personnes âgées sont équipées, beaucoup se débrouillent, beaucoup ont une opinion positive sur le numérique.
 
La responsabilité principale de ce que j’appelle l’empêchement de l’accès aux services publics et de l’accès aux droits par les procédures virtuelles, c’est celle de l’administration et des services publics qui n’ont pas pris les dispositions pour que les personnes les plus vulnérables ou les moins connectées puissent y accéder à égalité avec les personnes qui sont capables d’effectuer des démarches en ligne sans difficultés.
 
Les politiques de virtualisation sont mises en place pour faire des économies budgétaires et remplir les objectifs des Convention d’objectif et de gestion. Il est évident que lorsqu’une administration met en place un système dématérialisé, souvent pour remplacer les femmes et les hommes qui sont derrière les guichets, elle ne va pas garder du personnel pour aider ceux qui sont en difficulté numérique.
 
Un exemple : avec le Plan Préfecture nouvelle génération, les demandes de permis de conduire et de cartes grises se font uniquement en ligne depuis le 6 novembre 2017. C’est un échec ; un échec technique et un échec en termes d’accompagnement même si le ministère de l‘Intérieur a mis en place dans les préfectures des points numériques tenus par des volontaires du Service Civique.
 
Ce n’était pas véritablement une assistance. Nous avons eu en 15 jours 3 500 appels de réclamations ! De cette mauvaise expérience, nous voyons bien qu’il est urgent de prendre d’autres dispositions. Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de mettre en place des politiques d’accompagnement vers le numérique et notre but, c’est d’arriver à ce qu’elles se mettent en place.
 
Beaucoup de monde commence à être sensible à cette idée qui est notre obsession. Le président de la République a fait une importante déclaration sur ce sujet à l’occasion de son déplacement en Bretagne en juin dernier : « Il est inacceptable que 15 à 20% de la population non équipée en PC n’aient pas accès aux services publics. Une centaine de milliers de nos concitoyens est dans une impasse. Cela doit cesser. Non pas pour remettre des bornes mais de la présence. Etre en contact, accompagner. On a déshumanisé le rapport de l’Etat aux services publics, nous allons changer cette vision des structures de l’Etat dans les années à venir ».
 
Ce que je voudrais, c’est que l’on fasse ce que le président de la République a dit ! Cette déclaration est encourageante, il faut la prendre au mot ! C’est notre approche, les usagers, jeunes et moins jeunes, se sont mis au numérique ou veulent bien s’y mettre mais c’est du côté de l’administration qu’il n’y a ni système d’accompagnement ni solutions alternatives (plateforme téléphonique, accueil physique, courrier postal).
 
Dans tout changement, il faut assurer une médiation et inclure la personne concernée dans la nouvelle culture. Je vais publier à la fin d’année un rapport transversal à toutes mes missions dans lequel je fais une série de recommandations très concrètes. Le numérique est en soi un progrès, par exemple pour les personnes à mobilité réduite. Mais il y a une position politique à prendre. Arrêtons de développer la dématérialisation en répondant uniquement à la pression budgétaire et prenons réellement en compte qu’un cinquième de la population a besoin d’un accompagnement.
 
Il est nécessaire d’affecter l’argent économisé par la dématérialisation à cet accompagnement. Sans oublier de résorber les zones blanches où une partie des personnes dont nous parlons sont toujours confrontées à un problème de connexion Internet ! La Stratégie nationale pour un numérique inclusif vient de sortir et propose d’orienter les fonds disponibles prioritairement sur les personnes en situation d’urgence numérique en proposant uniquement d’aider les publics en difficulté, de « faire à la place de ».


Les pouvoirs publics ne sont-ils pas en train d’institutionnaliser de façon pérenne une forme de perte d’autonomie et de dépendance à autrui ?
Vous avez raison. Pour nous, c’est un thème transversal et nous le disons, y compris pour les majeurs incapables qui sont censés ne pas avoir de capacités juridiques. Si l’on veut appliquer les principes de la convention internationale des personnes handicapées, il ne faut pas se substituer aux personnes, Il faut les accompagner dans l’exercice de leurs droits.
 
Ce que font un certain nombre de pays mais nous, nous ne le faisons pas. Cet accompagnement, il faut absolument l’étendre aux populations vulnérables qui peuvent être en difficulté. Vis-à-vis du numérique, il ne faut pas se substituer, il faut accompagner, permettre d’apprendre.

Par exemple, je m’en souviens, quand la Bibliothèque publique d’informations du centre Pompidou a ouvert, nous sommes passés d’une exploitation mécanographique à une exploitation électronique des fichiers. Il y avait plein de bornes, la BPI est la première institution qui a mis en place un médiateur ou une médiatrice derrière chaque borne pour aider à passer ce cap. Et ça a fonctionné, le succès a été au rendez-vous. C’est ce que nous voulons.
 
Et pour les millions de personnes qui vont passer au grand âge, les nouvelles technologies sont un instrument formidable d’autonomie, de conservation des relations sociales. Il faut absolument préserver cette vie sociale et que les personnes soient à même d’utiliser l’outil numérique. La problématique de la dématérialisation des services publics n’est pas qu’une question d’usage qui ne serait pas suffisamment répandu, c’est surtout que les formalités n’ont pas été adaptées à toutes les personnes, y compris les 20% en difficulté.
 
Il est nécessaire qu’il y ait une intervention politique, de la cohérence, pour que tout le monde soit à égalité, sans être paniqué, sans être bloqué pour accomplir des démarches en ligne. C’est évidemment grâce à des femmes et des hommes que cela sera possible. Les personnes en difficulté numérique sont le pot de terre contre le pot de fer. Armons le pot de terre ! Le paradoxe insoutenable, c’est que la dématérialisation, qui est une plus-value pour la société, est en train de contribuer à élargir le nombre de laissés pour compte.
 
De nombreux bénévoles des petits des Pauvres font part de leurs inquiétudes concernant de possibles erreurs quand elles aident des personnes à effectuer des démarches. Protection des données, confidentialité, responsabilité, y a-t-il un cadre juridique rassurant à la fois la personne qui demande de l’aide et « l’aidant numérique » ?
C’est en effet une question qui se pose. Dans la loi il n’y pas de règlement de ces questions. Par exemple, dans les Maisons de services au public où les gens viennent chercher de l’aide pour accomplir leurs formalités, il y a un partage d’informations personnelles sans qu’une réponse juridique soit actuellement apportée.
 
Dans ces maisons, les gens qui s’occupent des allocations vieillesse ne sont pas des agents des services sociaux, ce ne sont pas les services directement concernés, ils n’ont pas les mêmes statuts que les personnes habilitées. Ce mode d’accompagnement pose donc problème, nous l’avons signalé d’ailleurs.
 
Dans le projet de loi « Pour un Etat au service d’une société de confiance », nous allons vraisemblablement obtenir, en ce qui concerne les prestations sociales, un article sur l’élément intentionnel, c’est-à-dire que la personne qui se trompe et qui est de bonne foi ne sera pas pénalisée et ne verra pas ses prestations suspendues. Si nous réussissons à faire passer cet article, il n’y aura pas de pénalité pour la personne qui s’est trompée de bonne foi. C’est une avancée très importante.

Publié le 03/10/2018 à 01:00 | Lu 6328 fois