Elle s’en va : sur la route avec Catherine Deneuve, entretien avec Catherine Deneuve (film)

Elle s’en va, le dernier film d’Emmanuelle Bercot, avec Catherine Deneuve sort sur les écrans ce mercredi. La réalisatrice et l’actrice principale de ce long-métrage reviennent toutes deux sur l’histoire de cette femme d’une soixantaine d’années, qui prend sa voiture pour faire le tour du pâté de maison et qui ne revient jamais…


Comment vous êtes-vous rencontrées Emmanuelle Bercot et vous ?

On s’est d’abord vues autour d’un projet d’adaptation auquel elle a finalement renoncé.
 
Plusieurs mois ont passé puis elle est revenue vers moi avec cette proposition de sujet qui m’a beaucoup plu. Je connaissais et j’aimais ses films. J’ai découvert et aimé son côté bosseuse. C’est très rassurant pour une actrice d’être au contact d’une réalisatrice qui travaille beaucoup : parce que le temps est ce qui manque le plus au cinéma aujourd’hui -le temps de l’écriture, celui de la préparation, des repérages.
 
Alors que les choses n’étaient pas encore tout à fait lancées, Emmanuelle a su se donner seule les moyens de préparer son film. Le tournage était lourd mais il a été joyeux à cause de cette énergie déployée en amont.
 
Emmanuelle Bercot évoque un rythme de tournage intense.

J’ai eu un peu peur au début. Il m’était déjà arrivé de tourner dans des conditions difficiles mais pas sur une telle durée, pas en étant de tous les plans. La première semaine, j’ai pensé : « J’aurais dû faire une préparation plus physique ».
 
Parlez-nous de Bettie.

J’aime sa curiosité. Elle a longtemps vécu dans une sorte de routine en reprenant le restaurant qui appartenait à ses parents parce que c’est la tradition. C’est un établissement qui a une certaine réputation, la cuisine est bonne, donc on continue parce qu’il faut vivre. Et puis, un jour, d’un seul coup, c’est trop. Elle s’arrête brutalement dans la cuisine, prétexte un « Je reviens ! », et elle part. Elle s’en va vraiment. Elle s’en va. A partir de là, c’est comme si elle prenait des vacances. Il y a un côté enfantin qui ressort chez elle : elle s’arrête, elle va cueillir trois fleurs, elle se sent disponible.
 
C’est une fille, une mère, une grand-mère. Il est rare de voir un personnage aussi complet.

Et c’est aussi une femme qui peut regarder un homme comme tel. Elle a encore cette vitalité en elle ; dans tous les sens du terme.
 
Le passage où elle cherche des cigarettes est hilarant.

Oui, on sent qu’elle est capable de tout pour en trouver. Je pense que la ligue anti-tabac ne va pas aimer. Elle fait vraiment l’apologie de la cigarette !
 
Le film est un hommage à la comédienne –on ne peut pas s’empêcher d’y voir des références aux films que vous avez tournés avec François Truffaut, André Téchiné, François Dupeyron. Et c’est à la fois un hommage à la femme que vous êtes.

Oui, on pense au film de François Dupeyron, Drôle d’endroit pour une rencontre, et il y a, dans Elle s’en va, un côté naturel qui peut évoquer le cinéma de Truffaut et de Téchiné. Je ne me rends pas bien compte. Emmanuelle me connaît peu. Elle ne m’a pas vu vivre, elle ne m’a pas vu avec mes amis, mais elle connaît mes films. Elle s’en va est sans doute la somme de tout cela. Voilà, elle m’a imaginée dans cette histoire que je trouve juste, attachante, insolite et très vivante ; très énergique.
 
Vous jouez avec des non professionnels, ce que vous n’aviez jamais fait jusqu’ici.

Ça a pu m’arriver, pour de petites scènes, comme ça, mais jamais sur la totalité d’un film. C’était excitant.
 
Vous n’aviez pas peur de vous mettre dans cette situation ?

Non. J’étais partante.
 
Avez-vous beaucoup improvisé ?

En dehors de la scène que j’ai avec ce vieux monsieur qui roule une cigarette et celle avec l’agriculteur auquel je demande mon chemin, finalement assez peu. Le scénario était très écrit et Emmanuelle tenait à ce que son texte soit respecté. Elle a beaucoup fait travailler les gens dans ce sens : elle voulait qu’ils disent ses mots, que chacun rentre complètement dans son personnage. C’est grâce à cette rigueur qu’elle a pu se permettre d’improviser à côté : comme un luxe qu’elle s’offrait.
 
Cette scène avec le vieux monsieur est un moment d’anthologie.

C’est un autre monsieur qui devait la tourner. Et puis, au dernier moment, il n’a pas pu et Emmanuelle a dû trouver quelqu’un d’autre en catastrophe avec tous les problèmes qui se posent au début avec un non professionnel -comprendre la scène, savoir s’arrêter au bon moment… Ce vieux monsieur ne comprenait pas tout, mais lorsqu’il s’est mis à parler, c’était bouleversant. Je connaissais par Emmanuelle l’histoire de sa fiancée, morte très jeune d’une tuberculose et qui lui avait fait promettre de ne jamais se marier. Je lui ai posé des questions sur sa vie et il s’est mis à se raconter. Dans cette scène, il ne me regarde même pas, il est dans le passé, ailleurs, avec ses mains tellement pleines d’arthrite qu’il peut à peine rouler sa cigarette. On voit ses doigts gourds, c’est une scène inouïe ; un moment dont je me souviendrai toute ma vie. J’ai voulu aller voir où il vivait : c’est incroyable, c’est une ferme qui n’a pas dû bouger depuis deux cents ans. Le sol est en terre battue, il a dû posséder beaucoup de champs et avoir des ouvriers à son service. Maintenant, il n’y a plus personne, il est seul.

Une autre scène très forte : celle que votre personnage a avec Marco, le garçon qu’elle rencontre au Ranch.

On en avait beaucoup parlé avec Emmanuelle. Ce genre de scène, ça passe ou ça casse. Il ne fallait pas se tromper.

On devait trouver un garçon qui soit libre par rapport aux dialogues qui sont dits et qui ait cette drôlerie un peu insolente qu’a le personnage - il ne devait pas être précautionneux. On a fait beaucoup d’essais. Contrairement aux autres acteurs qui ont été trouvés dans la région où a été tourné le film, celui qui joue Marco vient de Paris. Il est formidable.
 
On vous sent toujours prête à casser votre image.

Cette histoire de casser l’image, j’ai du mal à comprendre. C’est quoi, l’image ? Celle que l’on montre de vous dans les magazines à la sortie des films ? Ce n’est en tout cas pas l’image que j’ai de moi au cinéma.
 
Disons extrêmement curieuse. Vous n’avez jamais hésité à donner leur chance à de jeunes metteurs en scène.

Il y a des gens qui ont parfois trouvé mes choix audacieux. Moi, cela me paraît naturel. C’est mon tempérament. C’est toujours la curiosité, c’est vrai, qui m’a poussée à faire les choses. Et dans ma vie aussi : quand j’arrive quelque part, pour un tournage, un voyage ou des vacances, il faut que je trouve le moyen de découvrir la ville, d’aller visiter les quartiers anciens, d’aller dans un café, au marché. Ça fait partie de mon fonctionnement. C’est une pulsion de vie : j’aime les choses nouvelles, les propositions nouvelles, les gens nouveaux. J’ai parfois tourné dans des projets insolites, un peu en dehors des circuits classiques, ce film au Liban, par exemple, Je veux voir, de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, avec lesquels je viens de retourner The Lebanese Rocket Society, toujours sur la guerre au Liban. Les gens me sentent disponible. En réalité, je suis très égoïste, je suis mon instinct, mes envies.
 
Revenons au film d’Emmanuelle Bercot et aux très jolies relations qu’entretient Bettie, votre personnage, avec ce petit-fils qu’elle découvre.

Nemo est le fils d’Emmanuelle et de Guillaume Schiffman, le chef-opérateur. Il y avait donc quelque chose de très personnel pour lui à se retrouver sur le plateau d’Elle s’en va. C’est un enfant passionné par le cinéma et la comédie musicale ; il est dans une école où il apprend à chanter et à danser parallèlement à ses études. Il est formidable dans le film, on s’est beaucoup amusés ensemble.
 
Bettie a des rapports très cash avec lui ; tout comme avec le personnage de sa fille avec laquelle les liens sont parfois violents.

Oui. Chacun vit sa vie, on se dit les choses et c’est finalement les souhaits personnels de chacun qui priment. C’est déculpabilisant ; libérateur.
 
Bettie ne quitte pratiquement jamais les habits qu’elle porte au moment de son départ.

Emmanuelle et moi avons beaucoup discuté des vêtements et de la coiffure de Bettie. On triche souvent avec les costumes -en France, on a un peu trop tendance à perdre le réalisme de vue- et j’aimais l’idée qu’on ne le fasse pas sur le film. Lorsqu’elle s’en va, Bettie est dans sa cuisine, il fallait qu’on comprenne l’instantanéité du moment. Elle ne prend pas la décision de partir : elle quitte son lieu de travail et elle part. Ce n’est pas la même chose. Elle n’a pratiquement rien sur elle. On a dû trouver des astuces. C’est une femme active : elle pouvait quand même avoir un cabas dans sa voiture avec deux ou trois trucs dedans ; et comme on est en Bretagne, il paraissait crédible qu’elle ait un ciré et des bottes dans son coffre. Il fallait qu’on la sente un peu démunie et on a respecté cette continuité.
 
La voiture est vraiment un personnage à part entière.

Et il fallait bien la choisir. C’est une voiture avec laquelle Bettie travaille. Elle fait ses courses avec pour le restaurant. Elle devait être grande, mais ni trop luxueuse ni trop sophistiquée. Plutôt une bonne voiture -qu’on sente qu’elle est sans doute dans la famille depuis une vingtaine d’années. Emmanuelle l’a d’ailleurs fait repeindre dans une couleur plus terne.
 
Cela donne à votre personnage une assise incroyable.

Une puissance physique, oui. Bettie ne conduit pas une petite Twingo. Au début du tournage, Emmanuelle était un peu inquiète au sujet de ces scènes : curieusement jouer et conduire en même temps n’est pas vraiment compatible... Je l’ai rassurée : je suis une assez bonne conductrice.
 
C’est vous qui avez suggéré le choix de Gérard Garouste pour interpréter le grand-père.

Pour ce personnage, on a d’abord cherché un écrivain ou un musicien jusqu’à ce que je pense, assez vite d’ailleurs, à Garouste, qui est un ami. Il n’avait jamais fait de cinéma, le rôle était très loin de lui mais il a aussitôt accepté. L’aventure l’amusait.
 
On vous sent très impliquée dans les films que vous tournez.

Dans la mesure où il n’est pratiquement tourné qu’avec des non professionnels, Elle s’en va est un cas très particulier. Mais j’aime bien effectivement pouvoir parler avec le metteur en scène avant et pendant le tournage. Je n’aurais peut-être pas osé le faire il y a trente ans –je n’en pensais pas moins. Je vois cela comme une collaboration : un acteur a un autre regard, il est de l’autre côté, il lui arrive de voir les choses différemment. Mais je ne me prends pas pour le réalisateur, loin de là. Après certains sont prêts à entendre, d’autres moins. J’ai eu de la chance dernièrement.
 
Quel genre de réalisatrice est Emmanuelle Bercot sur un plateau ?

Elle est très stimulante et très présente. Elle est vraiment DANS le moment, au coeur de la scène, on sent son regard sur soi quand on tourne. Emmanuelle est quelqu’un qui impulse quelque chose de très physique. Son film est d’ailleurs très physique. Chaque plan nécessitait de notre part une remobilisation entière. Pas question de se dire : « Ah, ça fait déjà trois heures qu’on tourne, on fait une pause. » Avec elle, c’est « Non, non, allez, on continue. » C’est parfois cette force au début des scènes qui manque au cinéma français. Je reproche aux Américains de parler trop fort dans la vie, mais dans leurs films, on sent que ça jaillit. Et il fallait cette force dans Elle s’en va. Plus le temps passe, plus je crois en la puissance de l’énergie au cinéma.

Publié le 18/09/2013 à 07:00 | Lu 1273 fois