Du plaisir de manger en EHPAD : le point avec Maxime Michaud, anthropologue

L’alimentation fait partie des principales préoccupations du personnel de santé concernant les personnes les plus fragiles et en particulier les personnes âgées. En effet, un tiers des ainés en institution sont dénutris et cela se répercute sur leur santé physique et mentale, pouvant les mener à une hospitalisation. Cette constatation a alarmé l’Institut Nutrition qui s’engage à redonner l’envie et le plaisir de manger aux anciens. Le point avec Maxime Michaud* anthropologue.


Quelle place occupe le plaisir de manger pour la génération des 80 ans et plus ? Par quoi se caractérise les comportements alimentaires de cette génération ? Quels éléments marquants de leurs histoires avez-vous retrouvé dans ces résultats ?
L’alimentation est un élément important dans la plupart des sociétés, en ce qu’elle met toujours en jeu les représentations et les normes sociales. Mais en France, le repas est particulièrement normé et l’alimentation est très présente dans le quotidien des habitants et dans leurs relations sociales, quelle que soit la génération.
 
Dans la génération des 80 ans et plus, certains ont connu les privations en temps de guerre, ce qui implique souvent pour eux une satisfaction assez facile du moment qu’ils ont suffisamment à manger. Toutefois, ce n’est pas le cas pour tous, et on est dans une génération charnière où le souci de la qualité, notamment nutritionnelle, est également présent.
 
Les habitudes alimentaires de cette génération ont été étudiées il y a 22 ans par Jean-Pierre Poulain,
alors qu’ils étaient âgés de 60 ans, et comparées avec les résultats d’une étude similaire menée sur les générations précédentes au même âge. Il ressortait déjà un glissement de la quantité vers la qualité –même si cette dernière pouvait prendre des sens très variés– et la valorisation de nouveaux produits, notamment les légumes qui prenaient le dessus sur les féculents.
 
Et ils avaient tendance à plus dépenser pour leur alimentation. On voit donc que cette génération, pour partie au moins, n’est probablement pas moins soucieuse du plaisir de manger que les autres, malgré leur âge avancé. Leurs comportements alimentaires à domicile sont souvent assez routiniers –comme pour la plupart d’entre nous !– et laissent une place importante à la cuisine (dans la mesure où ils gardent la capacité de cuisinier), les 80 ans et plus consommant moins de produits préparés.
 
Il est ainsi peu surprenant que, comme le montre l’étude, ils soient attachés à des produits
culturellement marqués, comme le potage au souper ou le fromage.
 
Les résultats de cette enquête présentent une génération conciliante, résignée, assez détachée de son alimentation, comment expliquez-vous cela ?
Le respect de l’autorité est généralement très intégré dans ces générations, qui remettent rarement en cause de façon importante les institutions qui leurs semblent essentielles. L’EHPAD est sans doute assimilé en partie au système de santé, dont l’hôpital et le médecin restent des éléments très respectables.
 
Ainsi ne perçoivent-ils peut-être pas de possibilité de remise en cause de l’institution et de son organisation. Ils constatent probablement aussi les contraintes qui pèsent sur cette organisation
–comme le révèle l’étude lorsque les répondants disent que le personnel « fait ce qu’il peut »– et sont lucides sur le manque d’alternative, ce qui explique leur résignation.
 
Toutefois il faut éviter de trop généraliser, car lors de son travail de thèse sur l’alimentation en EHPAD menée dans notre Centre de recherche, Laura Guérin a assisté à des tentatives de « fronde » de certains résidents, ce qui montre que la perception peut fortement varier d’un individu à l’autre.
 
Concernant l’alimentation plus précisément, les études sur ces mêmes populations au domicile sont très rares, mais il semble que l’intérêt pour l’alimentation reste important –en tout cas du moment que s’alimenter ne représente pas un défi physique du fait de certaines pathologies. J’aurais tendance à penser que c’est plus le contexte –autrement dit le caractère collectif, institutionnalisé et le manque de choix– qui provoque ce désintérêt.
 
Ce n’est pas surprenant, car pour qu’un repas soit considéré comme acceptable, il doit respecter des normes en termes de contenu, de lieu, de temps, d’organisation et de partage. Or lorsque beaucoup de ces dimensions sont impactées, ne serait-ce que par le fait ne pas pouvoir choisir ce que l’on mange ou comment on mange, cela diminue l’envie de manger.
 
On retrouve le même phénomène en milieu hospitalier par exemple, où le fait de devoir manger dans une chambre (voire dans un lit), à un horaire inhabituel, des aliments non choisis et seul ou avec un voisin imposé a tendance à couper l’appétit des patients, peu importe leur âge.
 
J’explique cela à des aides-soignantes des Hospices civils de Lyon dans le cadre de formations à la qualité de service en milieu hospitalier et souvent, elles sont surprises car elles ne se rendent pas compte à quel point le contexte est chamboulé et dans quelle mesure cela a un impact sur l’envie de manger des patients.
 
Le phénomène est probablement similaire en EHPAD, où il y a également un enjeu majeur à redonner sens au repas, notamment par la qualité du service –ce qui peut d’ailleurs expliquer l’attachement des résidents au personnel qui ressort de l’étude.
 
Il est également apparu que la qualité et le goût restent au cœur des préoccupations des personnes âgées. Bien avant l’origine des produits ou leur saisonnalité ? Est-ce que cela vous surprend ?
Non, c’est très peu surprenant. Cette génération a grandi et vécu une bonne partie de son existence avant les crises sanitaires, les critiques de l’agro-industrie et la prise de conscience de l’impact des pratiques alimentaires sur l’environnement.
 
S’ils cuisinaient beaucoup, c’est surtout par habitudes et moins par méfiance vis-à-vis des produits
préparés. Ces résidents sont donc logiquement plus soucieux de la qualité gustative de ce qu’ils mangent que de l’impact du mode de production sur l’environnement.
 
On voit que malgré un petit appétit déclaré en début de repas, les composantes servies sont majoritairement consommées (66%) par les convives.
 
L’appétit vient en mangeant ? Ou est-ce caractéristique d’une envie de vivre, malgré tout ?
Il est possible que le manque d’appétit exprimé en début de repas révèle plus un manque d’envie de manger, lié au fait de ne pas être à l’aise avec le contexte (on n’est pas dans une situation « normale » de repas, comme évoqué auparavant) qu’un réel manque d’appétit au sens physiologique du terme.
 
Je parlais précédemment du milieu hospitalier, où les soignants savent que la phrase « Je n’ai pas faim » cache souvent d’autre sens, comme le fait de ne pas avoir envie de cette nourriture servie en particulier, une déprime passagère, etc.
 
C’est d’ailleurs aussi le cas parfois à la maison, ou les enfants (et pas que…) vont dire « Je n’ai pas faim » devant une assiette de légumes, mais se jeter sur le fromage ou le dessert ! Ainsi il faut prendre avec précaution ce manque d’appétit exprimé, qui révèle sans doute autre chose qu’une absence d’envie de manger.
 
On voit dans l’étude que les horaires ne semblent pas toujours idéaux, tout comme le choix des voisins de table. Les seniors de cette génération semblent s’adapter et accepter les contraintes du collectif. Qu’est qui pourrait expliquer cela ?
Dans cette génération, l’alimentation hors domicile reste réservée aux occasions importantes ou aux catégories sociales les plus élevées. C’est donc très loin de leurs habitudes de manger avec beaucoup d’autres personnes, surtout de façon quotidienne.

On a souvent une représentation spontanément positive du partage du repas –souvent à juste titre !– mais la convivialité, autrement dit le plaisir pris à partager un repas dans une ambiance agréable, n’est pas automatique. La thèse de Laura Guérin a montré qu’une grande partie du travail des soignants consistait à essayer de générer cette convivialité, sans toujours y parvenir.
 
C’est d’autant plus difficile lorsque l’on ne choisit pas avec qui on mange, et que certains convives ne peuvent pas, du fait de leurs pathologies, respecter les normes du bien-manger et la bienséance à table. Il est donc plutôt normal que le modèle du repas collectif en EHPAD soit mal perçu par les résidents.
 
L’acceptation de la situation rejoint la tendance à une certaine résignation évoquée précédemment, liée à la difficulté à percevoir des alternatives potentielles. Choisir de s’adapter plutôt que de contester permet à ces résidents, aidés par un personnel souvent investi, de faire de ces moments des temps plus agréables malgré les contraintes.
 
*Membre du conseil scientifique de l’Institut Nutrition, ses travaux portent sur les aspects symboliques et culturels de l'alimentation, ainsi que les liens entre alimentation, service et lien social à l’Institut Paul Bocuse. Il participe également à des recherches sur les interactions de service (en milieux hospitalier et scolaire) et la socialisation par la cuisine. De plus, il coordonne l'Observatoire International des Pratiques Culinaires et des Repas, projet collaboratif d'étude comparative des cultures alimentaires.

Publié le 17/03/2021 à 02:00 | Lu 10716 fois