Les Vieux : entretien avec Claus Drexel, le réalisateur de ce beau documentaire (partie 2)

Le nouveau film-documentaire de Claus Drexel, Les Vieux, sort dans les salles obscures le 24 avril 2024. La thématique : un voyage à travers la France pour aller à la rencontre de ces vieux afin de découvrir leur vie et d’écouter ce qu’ils ont à nous dire ! Entretien avec le réalisateur.


Dans le film, il y a des scènes dures avec des personnes handicapées, d’autres désorientées ; vous n’éludez pas non plus la détresse de certains pensionnaires en EHPAD.

Werner Herzog, l’un de mes maîtres, dit : « Le poète ne doit pas détourner les yeux. » Je partage cette maxime. Même si j’essaie de réaliser des films beaux et attachants, je ne veux pas non plus fuir la réalité, l’adoucir ou l’édulcorer.
 
Je veux la regarder en face. Il y a notamment un passage où l’on voit un vieux monsieur, Monsieur Lamblin, complètement perdu alors qu’une aide-soignante lui apporte son jus d’orange. Il ne sait plus qui il est ni ce qu’il fait là. C’est aussi ça la vie.
 
Et nos sociétés occidentales occultent trop souvent cet aspect. Il faudrait au contraire insister sur ce qu’est notre condition humaine : c’est ainsi, on va tous mourir. Je trouve ce monsieur extrêmement touchant. Comme je trouve bouleversant Pierre Huitric, l’ancien ouvrier des chantiers navals de Saint-Nazaire, lui aussi en Ehpad, qui ne se remet pas de la mort de sa femme.
 

N’avez-vous pas eu peur, précisément, de rompre un tabou et d’effrayer les spectateurs ?

Je crois que c’est justement à cause de ces tabous qu’on crée des traumatismes : parce qu’on refuse de voir la vérité en face.
 
Au départ, ma première idée était de ne filmer que des gens à leur domicile, dans leur décor. Cela m’a paru finalement indispensable d’introduire cette dimension. Même s’il me semble que plus longtemps on peut rester chez soi, mieux c’est, il y a des moments où ce n’est plus possible.
 
C’est déchirant mais, là encore, c’est la vie. On a conclu un partenariat avec la fondation reconnue d’utilité publique, Partage et Vie qui était intéressée par le sujet et nous a ouvert grand ses portes.
 
J’ai été rassuré de voir qu’il existait des Ehpad à but non lucratif très bien gérés dans lesquels j’ai vu beaucoup de bienveillance.
 

Dans ces lieux aussi le monde se divise entre positifs et optimistes, chanceux et moins gâtés : c’est ce vieil homme qui dit : « On est bien ici, vous savez. Ces gamines (qui s’occupent de nous) passent leur journée avec des vieux plus ou moins ronchons et, quand elles rentrent, il y a le mari, les enfants, les problèmes du moment. Je les admire, ces femmes. C’est mes petites filles… »

Lui, c’est René Bogé. Quand il dit ça, il souligne l’importance du lien. Christiane, une autre intervenante, qui vit dans une résidence senior, n’exprime pas autre chose lorsqu’elle fait le distinguo entre solitude et isolement.
 
Ça peut être beau, la solitude, mais l’isolement, c’est fatal. Elle dit des choses fantastiques, Christiane. Par exemple : « L’uniformité ne fait pas l’unité ». Cela donne matière à réfléchir, non ?


Votre film donne la parole à de nombreux immigrés. On sent à quel point leurs discours diffèrent de ceux des générations qui suivent. « La France m’a ouvert au monde », dit l’homme du Béarn. « Dans les HLM, où nous vivions, il y avait des Africains, des Juifs et des Arabes et jamais nous n’avions aucun mot sur la religion. Il n’y avait pas de différence entre nous », renchérit un couple d’amis marseillais. On est loin du communautarisme actuel…

Il est essentiel, à mon avis, de bien faire comprendre aux jeunes d’aujourd’hui -à ceux qui grandissent dans un monde terriblement clivé et qui n’ont connu rien d’autre- que le repli communautaire, quel qu’il soit, n’est pas une fatalité.
 
Il est possible de vivre harmonieusement ensemble. Le monde est ce que nous en faisons. Tout est possible. Mais je ne sais pas pour quelle triste raison, il est beaucoup plus facile de propager la haine de l’autre que l’ouverture à l’inconnu, à celui qui est différent.

Mais quand l’avenir est incertain, l’humain est très facilement tenté par le discours du « nous contre les autres ». Tout est lié à la peur, je crois.
 

À aucun moment, votre propre famille n’intervient dans le film. Pourquoi ?

Comme je l’ai dit plus haut, il est parfois plus facile de se confier à un inconnu. Cela m’aurait gêné de demander à mes propres parents de me raconter des choses intimes. Et, encore une fois, j’aime l’anonymat : ne pas connaître.
 

Le film est ponctué de plans de paysages liés à l’environnement des gens que vous interviewez. Comme si vous souhaitiez les ancrer dans une sorte d’éternité…

Vous avez raison. Ces plans sont là pour nous remettre dans une continuité de ce qu’est le mystère de la vie. Ils étaient prévus dès le début. Ils créent aussi un moment de respiration dans le film qui permet au spectateur de réfléchir aux paroles qu’il vient d’entendre.
 
Ensuite, je trouvais important de créer une dimension poétique ; ce que Werner Herzog appelle « la vérité extatique ». Herzog fuit la vérité factuelle qu’il appelle « vérité du comptable ». Seule l’intéresse une vérité « stylisée » qui permet d’aller sous les choses et d’atteindre leur cœur.

 
N’y a-t-il pas aussi dans ces respirations que forment les paysages une façon de réfréner l’agitation contemporaine ?

Bien sûr. Je ne sais pas pour quelle raison, dans notre monde, tout doit aller vite. Il ne faut jamais s’arrêter. Il faut produire et consommer sans cesse. À la télé, c’est sans doute la peur du zapping. Pourtant, après les projections, les spectateurs me disent souvent qu’ils apprécient beaucoup ces moments de calme et de méditation.
 

Si l’on voulait transcrire cela en mots, les réflexions que livre Roland Ravanel, ancien guide de montagne, sur les liens homme-environnement, sont passionnantes.

Cet homme est un des cadeaux du film. Il explique qu’il n’y a pas de discontinuité entre l’être humain et la nature. Pour lui, l’écologie, ce n’est pas juste ne pas balancer son huile de vidange dans la nature, c’est aussi être gentil avec les autres, attentif.
 
Il n’y a pas de discontinuité entre nature et humanité qui forment un tout... Cet être lumineux pourrait être un disciple du philosophe et anthropologue Philippe Descola.
 

Avec ce film, on se sent à la fois happé, gêné, voyeur parfois, loin, proche. Étiez-vous conscient de ce que vous alliez créer chez les spectateurs ?

J’espère toujours qu’au fil du film l’écran se transforme en miroir. On commence à s’intéresser à l’autre, puis on se rend compte qu’il nous ressemble. J’aime que le spectateur puisse se reconnaître dans tel ou tel personnage, qu’il se voie un peu dans l’un, un peu dans l’autre, parce que, au final, on est un mélange de tous ces gens.
 
Et j’espère que cet effet miroir incitera chacun à visiter ses proches âgés, qu’il créera un lien entre les générations. S’il donnait des clés aux jeunes pour parler aux vieux, ce serait ma plus belle réussite.
 

Vous avez démarré votre carrière de réalisateur par la fiction avec Affaire de famille et alternez désormais documentaire et fiction. Comment concilie-t-on ces deux activités ?

Au début, je ne pensais faire que de la fiction. C’est presque par hasard que j’ai réalisé Au bord du monde, mon premier documentaire. J’ai adoré cette expérience et il est devenu clair pour moi que j’allais poursuivre dans cette voie tout en continuant la fiction.
 
Mon rêve serait d’adopter un rythme de deux documentaires et d’une fiction. Mais il est ardu à exaucer parce que j’enchaîne les documentaires et qu’il devient difficile de dégager du temps pour écrire des scénarios.
 
Cela dit, la frontière entre les deux genres reste assez floue pour moi. J’essaie parfois de donner à certaines séquences de mes documentaires une ambiance de films fantastiques ; et certains plans de Sous les étoiles de Paris -les camps de migrants, par exemple, que nous avions filmés près du périphérique- sont bien réels. Des deux côtés, la vérité surgit…

Publié le 12/04/2024 à 03:00 | Lu 1403 fois





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