Mémoire de Chine de Xinran : quand les anciens Chinois témoignent

L’éditeur Philippe Picquier, spécialisé en littérature asiatique publie Mémoire de Chine. Un ouvrage de Xinran, immense auteur chinois qui recueille ici, en plus de 600 pages, la confession d'une génération dont l'histoire n'a jamais été racontée. Grands-parents et arrière-grands-parents décrivent avec leurs propres mots -pour la première et peut-être la dernière fois- les transformations qui ont définitivement changé la Chine au cours du siècle passé.





Ce livre est à la fois un voyage à travers le temps et l'espace, et un mémorial dressé à ceux qui ont vécu guerres, insurrections, persécution, invasions, révolutions, famines, modernisation, occidentalisation, et qui ont survécu pour entrer dans le XXIe siècle.

Xinran a pacouru toute la Chine, des métropoles aux provinces les plus reculées.

Elle a rencontré une génération chez qui l'idée de culpabilité collective est très profondément ancrée, et pour qui la liberté d'expression est un étrange et dangereux concept.

Ils ont parlé de leurs vies, leurs espoirs, leurs peurs et leurs luttes, de ce qu'ils ont vu et ressenti à propos de tous les événements auxquels ils ont assisté.

En donnant voix à une génération oubliée, ce livre révèle l'histoire secrète de la Chine et de son peuple. Comme le dit Xinran, il a pour but "d'aider notre futur à comprendre notre passé".

Mémoire de Chine de Xinran, DR

Extrait

Yao Popo ou la Dame aux remèdes de Xingyi

Yao Popo, la Dame aux remèdes, soixante-dix-neuf ans, interviewée à Xingyi, province de Guizhou, dans le sud-ouest de la Chine. Sa mère étant morte alors qu’elle avait quatre ans, elle fut placée chez un vendeur d’herbes médicinales. On la maria à un musicien, fils adoptif de ce vendeur, et tous trois parcoururent la Chine, du Yangzi à la Rivière des Perles entre 1930 et 1960. Elle raconte que la Révolution culturelle l’a aidée à construire sa maison, sa vie, car durant cette période les hôpitaux et les écoles de médecine étant fermées, les gens s’en remettaient à elle.

XINRAN : Bonjour ! Ces herbes sont-elles toutes cultivées par ici ?
YAO : Bien sûr, répondit Yao Popo (terme qui désigne en chinois celui qui connaît la médecine traditionnelle), avec l’accent du Hunan, sans même lever la tête des bottes qu’elle s’appliquait à lier.

XINRAN : Et celles-là ? D’où viennent-elles ? Je répétais mes questions pour l’amener à s’ouvrir un peu. Elle me regarda enfin.
YAO : Je ne les cueille pas moi-même. Ce sont les fermiers du coin qui me les fournissent. Je montai sur la première des deux petites marches devant son échoppe.

XINRAN : Eh bien, vous devez être connue par ici ?
YAO : Je ne suis qu’une vieille femme ordinaire, me répondit-elle avec un sourire, je suis là depuis longtemps,
c’est tout.

XINRAN : Depuis quand vendez-vous des herbes médicinales ?
YAO : Ouh, ça fait des années ! Cherchiez-vous quelque chose de particulier ?
Yao Popo jeta un oeil sur Toby, debout, un peu en retrait. Un étranger, cela devait être chose rare à Xingyi.

YAO : C’est qui ?
XINRAN : C’est mon mari, répondis-je rapidement. La Dame aux remèdes le regarda du coin de l’oeil.

YAO : Il est grand. Et beau. Ma fille aussi s’est mariée avec un étranger, un Taïwanais. (Pour la plupart des Chinois des campagnes, tous ceux qui ne vivent pas sur le continent sont des étrangers, même s’ils sont de la même ethnie.) Il la traite gentiment, mais il n’est pas bien beau à voir.
C’était à mon tour de sourire.

XINRAN : L’apparence d’un homme est-elle si importante ?
YAO : Bien sûr ! répondit-elle en fronçant les sourcils. Sinon, vous aurez de vilains enfants !
Je souris parce que j’avais maintenant trouvé le moyen de la faire parler.

XINRAN : Combien d’enfants avez-vous ?
La question la ravit.
YAO : Deux fils et cinq filles, une dizaine de petits-enfants et quatre arrière-petits-enfants !
Cela me rappela encore une fois l’importance que les femmes chinoises attachent à la question des enfants.

XINRAN : Ça alors, quelle veinarde !

YAO : Et vous ?
Yao Popo me posait la question, soudain inquiète à mon sujet. Cela me toucha de sa part.
XINRAN : Je n’ai qu’un fils, il a dix-huit ans.

Yao Popo ne put cacher sa déception.
YAO : Un seul enfant ! Heureusement, c’est un garçon… Je me souviens, quand j’étais jeune, on nous
disait qu’il fallait avoir beaucoup d’enfants. Sinon tout le monde vous traitait de « mauvaise femme ».
Dans les années 1950, faisant fi des avertissements des démographes et des économistes, Mao Zedong incita les femmes à avoir autant d’enfants que possible, leur disant que c’était là faire preuve d’héroïsme. Il pensait que plus la Chine compterait une population nombreuse, plus elle aurait de chance de devenir une superpuissance. Je lui posai ensuite une question dont je connaissais déjà la réponse.

XINRAN : En tant que femme, pensez-vous vraiment que les garçons valent mieux que les filles ?
Elle me dévisagea, ébahie.
YAO : C’est justement parce que nous sommes des femmes que nous avons besoin d’avoir des fils, pour veiller sur nous. Avant 1949, les femmes qui n’arrivaient pas à avoir de garçons en souffraient énormément. D’ailleurs, quand le premier enfant était une fille, il était toujours abandonné. Je suis moi-même presque morte de faim. Je n’ai dû mon salut qu’à la pitié de mon père.
Je montai la deuxième marche.

XINRAN : J’aimerais que vous me parliez de votre vie. D’une main, elle balaya l’espace pour me signifier l’inutilité de ma requête.
YAO : Que voulez-vous que je vous raconte ? Personne ne s’intéresse à ce que nous, les vieux, avons à dire, pas même mes enfants. Alors, qu’est-ce que ça pourrait bien vous apporter, à vous ? Ne perdez pas votre temps, ni celui de votre mari. Allez, partez, il vous attend.
Jetant un oeil pour m’assurer qu’il n’y avait pas d’autre client alentour, je m’assis sur un petit tabouret à
ses côtés.

XINRAN : Je ne m’en irai pas tant que vous ne m’aurez pas parlé de vous !
Elle me regarda avec stupéfaction.
YAO : Vraiment ? me répondit-elle, plus sérieusement.
Je hochai la tête.

XINRAN : Je veux pouvoir parler de gens comme vous à mon fils. Il n’avait que douze ans lorsque nous avons émigré en Grande-Bretagne, il y a six ans. Il n’a aucune idée de la vie que mènent les petites gens en Chine. A chacun de mes retours ici, je demande à ceux que je rencontre s’ils connaissent l’histoire de la vie de leurs mères. La plupart d’entre eux n’en savent rien, pas plus que celle de leurs grands-mères. Ces histoires, moi je veux les écrire, en témoignage, pour les générations futures. Je ne veux pas que tout ce que la vôtre a souffert soit oublié. Si vos enfants ignorent ce que leurs grands-parents ont subi, ils ne sauront pas apprécier le bonheur qui est le leur. A votre avis, pourquoi êtes-vous si différente de tous les autres dans cette rue ? Vous semblez heureuse, sereine… Elle secoua la tête.
YAO : J’ai souffert bien plus que quiconque ici… Et voici ce qu’elle me raconta : elle avait soixante dix-
neuf ans et était née au Hunan. Sa mère était morte alors qu’elle n’avait que quatre ans et la famille étant très pauvre, son père l’avait placée ainsi que cinq de ses frères et soeurs dans d’autres familles. Elle fut recueillie par un vendeur d’herbes médicinales ambulant dont elle devint plus tard l’apprentie et dont le fils adoptif, de cinq ans son aîné, savait jouer du huqin, sorte de violon chinois à deux cordes. Parce qu’elle avait l’esprit vif et qu’elle apprenait très vite, sa famille adoptive la prit en affection. A cette époque, les médecins itinérants, installés en bord de route, avaient l’habitude d’attirer le client par de la musique et des acrobaties. Elle apprit donc très vite à maîtriser certains tours de gymnastique comme tenir debout sur les mains ou sur la tête, ou faire tournoyer des pots sur la plante de ses pieds. En même temps, notre herboriste aux pieds nus transmettait à ses
enfants son savoir sur les prescriptions d’herbes médicinales…

L’auteur

Xinran est née en 1958. Pendant la révolution culturelle, elle et son frère sont enlevés par les Gardes rouges, à leurs parents jugés « réactionnaires » et envoyés dans un orphelinat réservé aux enfants de « chiens à la solde de l’impérialisme ».

A partir de 1983, la Chine a besoin de personnes pour développer la télévision et la radio, capables de diriger des émissions de débat éducatives tout en s’assurant que les sujets « interdits » sont évités. On confie à Xinran la production de ces émissions. Mais elle devient rapidement l’animatrice d’une émission de radio, Mots sur la brise nocturne, diffusée quotidiennement entre 22h00 et minuit.

En 1997, elle décide de quitter la Chine et s’installe en Angleterre. Elle s’y marie et a un fils. En 2002, un recueil de ces vies de chinoises est publié par Chatto & Windus. (paru aux éditions Philippe Picquier sous le titre Chinoises, en 2003). Il dit la souffrance, mais aussi l’amour et l’espoir de ces femmes.

Depuis la publication de son premier livre, Xinran est connue dans le monde entier. Elle publie une colonne bimensuelle dans The Guardian sur les questions relatives à la Chine et tient le rôle de conseiller aux relations avec la Chine pour de grandes corporations comme la BBC.

XINRAN
Mémoire de Chine
Traduit par Prune Cornet

Collection Chine
668 pages / 23,50 € / ISBN : 2-8097-0149-4

Article publié le 22/06/2010 à 07:01 | Lu 2403 fois