Le Bel âge : quand deux générations se côtoient, s’affrontent et se confrontent (film)

Le film de Laurent Perreau, intitulé Le Bel âge, avec dans les rôles principaux Michel Piccoli et Pauline Etienne sortira en salle le 30 décembre prochain. Un long-métrage qui met en scène un grand-père et sa petite-fille. Deux êtres proches, qui vivent ensemble mais qui ne parviennent pas à communiquer. « Un film sur le passage de l’existence difficultueuse entre un vieillard et une jeune fille » confie Michel Piccoli.


L’histoire :
À 17 ans, Claire (Pauline Etienne) se débat entre son engagement dans la natation et ses premiers émois amoureux.

Maurice Reverdy (Michel Piccoli), un vieil homme aussi mystérieux qu’extravagant, l’a recueillie dans sa grande demeure. Mais Claire évite soigneusement cette figure lointaine qui n’est autre que son grand-père. Fiers, insoumis, solitaires, ils représentent deux générations qui se repoussent et s’attirent à la fois, deux trajectoires entrelacées qui vont se confronter, l’une en quête d’avenir, l’autre tourmentée par son passé.

Entretien avec Laurent Perreau, réalisateur du film
Parlez-nous de la genèse du film ?
L’intention première était de faire un film de personnages. Je souhaitais confronter deux profils romanesques, faire deux films qui en deviennent un. Il y avait d’un côté un récit d’apprentissage, avec une jeune fille en pleine construction, et de l’autre, son grand-père, au crépuscule de son existence, se faisant rattraper par sa mémoire.

Ces mouvements inverses m’intéressaient, comme deux contraires mis en court-circuit. Je voulais les faire dialoguer sans fermer la structure, pour qu’ils s’éclairent mutuellement. Qu’est-ce que deux générations que tout oppose ont en partage ? Quel genre de lien peut exister entre elles ? Quel mode de récit adopter pour en rendre compte?

Cela a-t-il à voir avec la question de la transmission ?
Ce n’est pas une thématique qui en soi m’intéresse, parce qu’elle suppose le principe d’une hiérarchie. Je ne voulais pas faire un film discursif. C’était plus simplement placer en cohabitation deux mondes sensitifs qui ont parfois beaucoup de mal à se comprendre. Les deux histoires se sont écrites de manières autonomes. C’est après coup seulement que j’ai posé des passerelles. Ce qui m’intéressait, c’était moins le récit que l’exploration des points de rencontres ou des achoppements entre ces deux trajectoires.
Le bel âge, DR

Comment avez-vous pris en compte cette bipolarité dans la mise en scène ?
Ce décalage devait être perceptible à même la forme. On a, d’un côté, un vieil homme qui semble accepter son environnement et de l’autre, le corps en mouvement d’une jeune fille insurgée qui se cogne la tête contre les murs.

Avec elle, on était le plus souvent à l’épaule, alors qu’avec le personnage de Michel Piccoli, les plans étaient plutôt fixes, les mouvements lents.

Avec Céline Bozon, la chef-opératrice, on a décidé d’utiliser deux pellicules différentes pour les filmer. Pour lui, une pellicule qui désature les couleurs, tire vers le noir et blanc et donne une dimension automnale et romanesque. Pour elle, une image plus dense, plus colorée. Avant qu’une pellicule intermédiaire ne les réunisse.

De même, chacun avait son propre territoire : la grande demeure et le plateau du Vercors pour lui, les bassins, les cafés, les appartements urbains pour elle, chacun ayant la possibilité de surgir dans le monde de l’autre.

Enfin, la partition musicale renvoie à deux temporalités : une musique orchestrale pour lui, une bande originale plus pop pour elle.

Le film semble mettre en évidence cette opposition tout en suggérant une certaine symétrie…
Oui, c’est à ce moment-là aussi qu’on quitte une posture narrative un peu théorique pour entrer dans la matière. Il y a toute une série d’échos, de parallèles entre les personnages, qui ne passent pas seulement par le récit. C’est avant tout une forme de solitude qui les rapproche, la même solitude à l’intérieur du cadre. Quelque chose d’âpre et de tourmenté. Ils composent ensemble une espèce d’allégorie qu’on aurait pu appeler « la jeune fille et la mort ». Le film raconte aussi la prise de conscience par une adolescente de la finitude des choses. L’un des derniers plans, éclairé à la bougie, montre les deux personnages enlacés, comme une réunion symbolique de ces deux rivages opposés de la vie.

C’était votre idée, viser une forme de naturalisme en y intégrant de la picturalité ?
Le traitement pulsionnel du monde de la jeune fille est contrebalancé par une approche plus contemplative pour regarder celui du vieil homme. Cela tient à la dimension fable de l’histoire, accentuée par cette grande demeure labyrinthique dans laquelle les personnages se croisent et par la présence de Michel Piccoli. Il suffit de le filmer, comme un paysage mental. Il dégage une puissance dramatique dont je ne souhaitais pas m’émanciper, tout en la mêlant à une matière plus sensorielle.

On perçoit en sourdine une réflexion sur la vieillesse...
La temporalité du personnage de Maurice Reverdy fonctionne de façon très elliptique. Des bribes de temps isolés, les résurgences de la mémoire, c’est comme ça que je me représente la vieillesse. Ne pas trop donner à voir, laisser s’immiscer des silences, des secrets. Au contraire de l’adolescence et de ses affects, où tout se vit de façon plus linéaire, dans l’immédiateté du quotidien.

Pourquoi avoir fait de Maurice une figure de résistant ?
On ne sait pas grand chose de la vie de cet homme, on découvre plus tard qu’il fut engagé dans la Résistance. Maurice Reverdy incarne cette génération qui a vécu l’occupation, le nazisme, la guerre. C’était il y a à peine soixante-cinq ans. Pour autant, je ne souhaitais pas m’attaquer au sujet de la Résistance. Son héroïsme passé ne m’intéresse pas en tant que tel, le récit ne s’attarde pas sur les actes de bravoure qu’il a pu commettre, mais sur les traces silencieuses que cette période a pu laisser chez lui. Je voulais regarder un homme à qui la guerre a volé sa jeunesse et qui en reste marqué à vie. A l’opposé, Claire appartient à une génération livrée à elle-même qui se bat avant tout pour sa propre émancipation. Il ne s’agit pas de comparer deux époques, cela n’aurait aucun sens. Simplement, ce parallèle m’interpelle. Si Maurice dévoile in fine sa tragédie sentimentale à Claire, c’est aussi pour aider cette jeune fille à ne pas commettre les erreurs qui furent les siennes.

Quelle place le désir de filmer Michel Piccoli a pris dans la genèse du film ?
J’ai attendu la fin de l’écriture du scénario avant de penser à un comédien. Lorsque je me suis interrogé, Michel Piccoli s’est immédiatement imposé. Il appartient à l’histoire du cinéma, c’est un homme qui s’est toujours engagé dans de multiples combats. Il correspondait à l’idée morale que je me faisais du personnage. La puissance de l’univers fictionnel qu’il dégage était à la fois une difficulté et une force. Il a un tel charisme qu’il est parfois difficile de contenir son rayonnement dans les limites et les contours du personnage. Paradoxalement, le travail qu’on a fait ensemble était formidable, parce qu’il enlève les mots. Il jette ceux dont sa gestuelle n’a pas besoin. Chaque jour, la veille du tournage, il m’envoyait une note, je lui en renvoyais une à mon tour, et c’est ainsi qu’on dégraissait les dialogues, qu’on les précisait, par cet échange épistolaire.

Entretien avec Michel Piccoli
Que faut-il à un jeune réalisateur pour convaincre Michel Piccoli de jouer dans son premier long-métrage ?
Comment un vieil acteur ne serait-il pas toujours étonné et ravi qu’un jeune auteur fasse appelle à lui ? Je préfère travailler avec les jeunes, d’âge et de tête, plutôt qu’avec les vieux de tous âges. J’ai été convaincu par le scénario, surpris. Il y a tellement de scénarios ineptes, alors que celui-ci m’a enthousiasmé, il était plein d’énigmes. Puis j’ai rencontré Laurent, que j’ai trouvé très précis, très intelligent. C’est un vrai cinéaste, il n’est pas dans le petit commerce d’images.

Comment le dialogue s’est-il tissé entre vous ?
Un dialogue informel, sans trop de mots. Je soumettais à Laurent des suggestions, il réagissait, et on a appris ainsi à se connaître. Laurent n’a pas besoin de ce que les anglais appellent « the motivation », « the deep meaning ». Lorsque, dans une scène d’amour, il faut savoir profondément ce que signifie une phrase comme « je vous aime ». Moi, je crois au contraire qu’il faut garder le secret. Laisser ses secrets au réalisateur.

Le rapport conflictuel entre un homme âgé et sa petite fille est-il l’un des secrets du Bel âge ?
J’ai été touché par le contraste entre la proximité de deux êtres extrêmement proches, puisqu’ils sont parents et vivent ensemble, et leur impossibilité à communiquer. Ils se guettent, se fuient, s’échappent. Tous deux sont enfermés dans des désespérances. Pour elle, la question est : comment déclencher la vie ? Pour lui : comment continuer à vivre quand il n’y a plus rien à faire ? Au fond, ce sont deux personnages qui ressassent, l’un le passé, l’autre un avenir possible. C’est un film sur le passage de l’existence difficultueuse entre un vieillard et une jeune fille.

Quel était votre rapport avec la jeune comédienne, Pauline Etienne ?
Je dirais que nous avons interagi presque en mimétisme avec le film. Le grand-père et la petite fille se parlent peu, ce qui était également notre cas. Mais nous n’étions pas encombrés par ce silence. Notre complicité s’est, je crois, établie en-deçà du langage.

Il y a aussi ce couple étrange que forme Maurice et la femme qui lui rend visite…
C’est une sorte de protectrice, d’amante, de confidente, on ne sait pas. Mais elle incarne encore une seule possibilité d’existence pour cet homme, tout en restant elle-même un mystère. C’est une espèce d’ange gardien. Mais un ange incarné, charnel ? Parce qu’il la désire. Même s’il s’agit peut-être d’un désir imaginaire… Il y a ce que le film montre, et ce qu’il choisit de ne pas montrer. Qui sait ce qui va se passer après qu’ils se soient regardés ? Peut-être qu’elle va se lever pour préparer un thé, ou peut-être que leurs corps vont se déchaîner. Mais ça, ça ne nous regarde pas.

Ce personnage de vieux misanthrope, ce n’est pas trop vous, non ?
A-t-il seulement encore la fureur que la misanthropie recèle ? Je ne suis pas sûr… Mais en effet, je n’aimerais pas finir ma vie comme ça (rires). Jamais je ne m’enfermerais dans mon château de famille. Ce ne sont pas des lieux joyeux. C’est un poids de posséder des terres, d’être le dépositaire d’un bien familial. C’est le poids horrible de la nostalgie obligée du passé. Il faut avoir la mémoire complète du passé, mais ne pas continuer à y vivre. C’est le cas de Maurice, qui est hanté par son passé de résistant, et le souvenir d’un amour de jeunesse pendant la guerre… Maurice souffre du poids gigantesque que la guerre a laissé dans la mémoire et dans le coeur des gens de sa génération. Il s’agit aussi pour lui de la culpabilité déchirante ressentie vis-à-vis de cette jeune fille qu’il a aimée et perdue. Paradoxalement, c’est un homme d’une grande discrétion, muet sur son passé héroïque. Pour ma part, j’ai toujours trouvé très ennuyeux et très vaniteux les gens qui racontent « leur guerre ». Je me souviens avoir retrouvé l’un des mes amis qui avait été déporté. Je lui ai demandé : « Comment vas-tu ? ». Il m’a répondu : « Très bien, et toi ? ». Le silence, c’est cela la vraie douleur.

Comment avez-vous vous-même traversé ces années de guerre ?
J’ai voyagé. Quand les allemands ont débarqué, ma mère m’a acheté une bicyclette et j’ai fait en trois jours le trajet de Orléans à Tulle, où des parents m’ont accueilli. Plus tard, je me souviens avoir été arrêté par des Allemands pour être allé chercher du beurre à Dieppe. A l’interrogatoire, ils se sont adressés à ma mère en lui disant : « Avez-vous conscience que votre fils a fait quelque chose de mal ? ». Ma mère a rétorqué : « Non, quelque chose de défendu. » Mes souvenirs sont moins glorieux que ceux de Maurice. J’ai eu la chance de ne pas être esclave de la guerre. Je l’ai traversée avec toute l’inconscience, la férocité, et l’orgueil de la jeunesse.

Il y a cette scène où vous esquissez une danse. Cela correspond mieux à l’idée qu’on se fait de vous, et qu’on retrouve dans l’univers de vos films…
Souvent les hommes âgés se rappellent leurs farces, leurs premiers flirts, l’époque où ils allaient s’encanailler aux Folies Bergères. Les vieux aiment bien jouer aux gamins. On ne va pas toujours pleurer, merde, on peut faire le clown.

Un plan très bref du film montre une carte d’identité où figure le nom de Javal - votre nom dans Le Mépris. Vous êtes à l’aise avec cette image, qui est la vôtre, de figure tutélaire du cinéma ?
Cela peut sembler crétin ou vaniteux de vous dire ça, mais c’est une chose qui me réjouit beaucoup. Parce que je ne suis pas tout seul dans cette mémoire. J’ai travaillé avec des gens extraordinaires, et ça continue. Je n’ai jamais fait du cinéma pour devenir célèbre, gagner beaucoup d’argent ou être premier au box-office. La seule chose qui a toujours compté était d’être libre de choisir et de me faire choisir.

Le Bel âge de Laurent Perreau

Avec : Michel Piccoli, Pauline Etienne, Eric Caravaca, Marie Kremer, Johanna ter Steege, Clément Roussier, Guillaume Gouix, Rachid Hami, Swann Arlaud...

Sortie le 30 janvier 2009

Publié le 29/12/2009 à 09:01 | Lu 3079 fois





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