Accordons-nous trop d'importance à l'alimentation santé ? Avec le docteur Arnaud Cocaul

En introduction à cette question, le Dr Arnaud Cocaul nous rappelle la définition de la santé de l’OMS (2003) : la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. Et cette définition inclut pleinement la notion de bien manger. Sujet abordé le 13 octobre dernier dans le cadre de la quatrième édition de table ronde digitale MeatLabCharal sur l'alimentation et les comportements paradoxaux.


« Bien manger » : vers une approche trop médicalisée ?
Le Dr Cocaul insiste sur le fait qu’il n’y a pas un comportement alimentaire normal. Beaucoup de
consommateurs génèrent leur propre répression en s’infligeant des régimes à forte composante
restrictive. On sait par une pléthore d’émissions, de revues, de blogs évoquant l’alimentation sous le
prisme de la santé comment bien manger.
 
Cette masse d’informations crée de la cacophonie et les experts peuvent voir leur parole diluée par
des « faux-sachants ». Les médecins participent à cette anarchie en se préoccupant plus de science
que de médecine.
 
Les recommandations officielles sont elles aussi un peu éloignées de la réalité : « Le programme national nutrition santé datant de 2001 a permis de faire le lien entre la santé et l’alimentation de façon plus visible. En 2020, on peut lui reprocher de parler de façon similaire pour l’ensemble de la population française comme s’il n’y avait qu’un seul type de mangeurs. Or, il y en a 67 millions rien qu’en France. »
 
Nous nous déstructurons progressivement en abandonnant les trois repas par jour, en ne mangeant
qu’un plat unique, en ne distinguant plus la faim de l’envie de manger. De plus, en regardant
l’aliment sous le prisme unique des étiquetages nutritionnels et par l’intermédiaire des applications
santé, il y a une crainte d’« américanisation de notre modèle alimentaire ».
 
La médicalisation intempestive peut constituer un facteur pathogène pour le comportement alimentaire ; en imposant des normes nutritionnelles sans tenir compte des appétits et des goûts individuels, elle risque de court-circuiter les signaux métaboliques de régulation que sont la faim et la satiété, et de favoriser l’émergence de troubles du comportement alimentaire (Le Barzic 2000).
 
Quand on fait attention à ce qu’on mange, on a tendance à surveiller essentiellement l’aspect nutritionnel d’un aliment. « C’est une vision trop réductrice. La vision holistique doit s’imposer, celle d’une médecine platonicienne. »
 
On se préoccupe parfois abusivement de l’aliment en créant une dichotomie « bon ou mauvais pour la santé ». « Aucun aliment n’est mauvais en soi. Tout aliment peut être essentiel à un moment donné (même le pire). »
 
On retiendra également que la forme sous laquelle on consomme un produit change ses propriétés. « On ne doit pas occulter la structure de l’aliment. En ignorant l’effet “matrice”, on s’expose à des recommandations erronées. L’effet matrice des aliments implique donc que “deux aliments de composition identique mais ayant des structures différentes n’ont pas les mêmes rendements énergétiques”.
 
Autrement dit : une calorie d’un aliment A n’est pas égale à une calorie d’un aliment B pour l’organisme ; tout dépend de l’environnement matriciel de la calorie. »

C’est le cas par exemple du steak haché et du steak, ce dernier demandant plus de mastication que l’autre et plus d’énergie pour le digérer. Les calories ne sont donc pas interchangeables.
 
Des consommateurs en pleins paradoxes : un excès d’informations et des injonctions contradictoires
Lorsqu’il s’agit de manger, les Français se comportent effectivement de façon paradoxale : on observe d’un côté une montée en expertise du consommateur et en parallèle l’essor des régimes alimentaires dits « healthy » et leurs dérives, comme l’orthorexie, qui peuvent conduire dans des cas extrêmes à la malnutrition ou à un isolement social.
 
Le mangeur se transforme en expert en nutrition sans connaître les bases élémentaires physiologiques et en mélangeant différentes notions essentielles.
 
De plus, la plupart des mangeurs cherchent à réduire leur poids, ce qui constitue une aliénation de la raison première de manger qui est celle de se nourrir et de préférence en se faisant plaisir. Notre société d’abondance nous rend les aliments immédiatement disponibles et pourtant on se restreint, on mange “sans”. On en oublie le plaisir alimentaire. Nous sommes en plein paradoxe. »
 
Il y a de fausses idées sur l’alimentation équilibrée, parfois considérée comme étant un régime restrictif vs une évolution des réflexions sur le bien manger. Il faut réapprendre à être un mangeur doté d’un cerveau.
 
On observe également l’adoption d’une alimentation saine et durable vs un recours au snacking. « La période de confinement a été une parenthèse enchantée sur le fait de remanger ensemble (pour ceux qui le pouvaient) et de refaire de la cuisine saine. À la fin du confinement, on se rappelle les images d’embouteillages pour aller au fast-food avec la satisfaction évidente du consommateur à pouvoir remanger son hamburger favori. »
 
Notons également que la raison économique également joue un rôle pour maintenir de bonnes résolutions alimentaires dans le temps : le poste alimentation peut occuper jusqu’à 50% du budget
des ménages français les plus défavorisés, alors qu’il représente 15% en moyenne nationale.
 
Ces Français en difficultés financières ont un impératif de satiété pour un moindre coût. Ils vont donc opter pour des produits à haut rendement calorique par unité financière (le gras) et délaisser les fruits et légumes par exemple. Pour autant, des études ont montré que pour bénéficier d’une alimentation
équilibrée, un individu doit disposer d’au moins 3,5 euros par jour.
 
Le consommateur est complexe, certes, mais l’environnement autour de lui l’est tout autant. Cet environnement envoie des injonctions contradictoires, avec un excès d’informations et parfois même des recommandations officielles gouvernementales trop normatives, voire simplificatrices.
 
Ce contexte peut être contre-productif et générer des troubles alimentaires et des comportements excessifs, comme l’américanisation des régimes qui va renforcer la difficulté de s’y retrouver.
 
Alimentation : un aspect symbolique tout aussi primordial
Manger fait appel à une triple fonction : physiologique, hédonique et symbolique. Notre manière de manger nous relie à la nature et à une culture, influence notre devenir et impacte notre environnement.
 
Le mangeur moderne en est conscient. Pourtant, dans les faits, nous nous sommes progressivement déconnectés de la nature. Le lien social traditionnel qui unissait le producteur et le consommateur d’aliments s’est graduellement distendu. Le comportement alimentaire se désocialise.
 
Nous mangeons de plus en plus de façon singulière en développant notre propre paradoxe et en cultivant notre spécificité. Nous sommes uniques et le repas est l’une des représentations de cet état de fait. « Manger, c’est le courage d’être soi. »
 
Et pourtant l’Homme reste consommateur de symboles autant que de nutriments. Nous restons
attachés au manger ensemble, même si les alimentations particulières se développent.
 
C’est la schizophrénie du mangeur moderne, tiraillé entre les fondamentaux de la médecine, son
souhait d’être plus vertueux et plus respectueux de la nature, et son désir de se démarquer de la
masse des mangeurs anonymes.
 
Tout cela pour revendiquer sa propre identité et le désir d’être entendu. Ce malaise est celui d’une
société malade, en perte de repères, mais qui a encore la faculté de se renouveler en sachant
reconnaître ses erreurs.
 
En conclusion, pour s’en sortir, deux leviers peuvent être exploités selon le Dr Cocaul : « l’éducation du consommateur et du patient et le retour aux fondamentaux (simplicité et convivialité-partage). L’alimentation n’est pas que de la science et de la médecine, c’est aussi beaucoup de plaisir et d’émotionnel. »

Publié le 06/11/2020 à 01:00 | Lu 7030 fois