Observatoire B2V des Mémoires : la mémoire vue par les membres du Comité Scientifique (Partie 2)

Les membres du comité scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires, qui vient tout juste de voir le jour, font le point sur les connaissances actuelles en matière de mémoire. Passionnant. Partie 2.


La mémoire vue par le Professeur Robert Jaffard

C’est à partir de notre mémoire autobiographique que nous construisons notre personnalité. Elle est notre identité. Nos « savoir-faire », nos réponses conditionnées – notre mémoire procédurale – ont de ce point de vue un caractère plus banal.

Ils représentent néanmoins, dans tout le règne animal, le moyen d’adapter le comportement aux contraintes de l’environnement et même de survivre. Je pense en particulier au dispositif du cerveau – auxquels les scientifiques au début n’ont pas cru parce que contraire à la théorie –qui permet d’associer le goût d’un aliment au malaise ressenti plusieurs heures plus tard.
 
Je crois aussi que l’étude de la mémoire a commencé à devenir plus intéressante, et même passionnante, lorsque, au-delà du béhaviorisme –où la mémoire est conçue comme « mécanique »- l’animal machine de Descartes appliqué à l’homme notamment par John Watson –la mémoire a commencé à être étudiée comme une fonction cognitive. Schématiquement, plus comme une production –nous construisons nos souvenirs en rassemblant des événements du passé, certes, mais nous les façonnons par nos schémas mentaux, nos connaissances, nos affects, nos croyances– que comme une reproduction quasi parfaite de ce qui a été enregistré (ce qui est le cas pour certaines formes de mémoire).
 
On s’est récemment rendu compte que ce qui pouvait apparaître comme une imperfection (la mémoire reconstruite – subjective – fait des « erreurs » par rapport à la réalité objective) est en fait un atout considérable car elle permet d’imaginer, de créer. L’activité cérébrale du cerveau qui se souvient est très proche de celle du cerveau qui imagine. Dernier point parmi bien d’autres, et c’est peut-être là – sûrement pour certains spécialistes – que se situe la frontière entre l’homme et l’animal. Seul l’homme possèderait la capacité de voyager mentalement dans son passé ce qui, pour Endel Tulving, est la seule exception à l’écoulement irréversible du temps qui est la règle dans le monde physique qui nous entoure, règle que nous sommes probablement les seuls à transgresser par la pensée.
 
Mémoire et émotion

L’intérêt pour l’étude des relations entre émotions et mémoire est, tout au moins en neurosciences, relativement récent. D’abord par des études de pharmacologie, puis par les premiers travaux d’imagerie cérébrale (le niveau d’activation de l’amygdale induit par un éveil émotionnel lors de – ou juste après – l’encodage d’une information prédit de façon impressionnante si elle sera retenue). Lorsque l’on passe d’un éveil émotionnel à un stress l’effet devient délétère et peut entraîner un état de stress post-traumatique.
 
La représentation traumatique devient « inoubliable » -obsédante– mais, elle est focalisée sur un élément simple alors que la scène - le contexte - a été oublié ou « masqué ». Je crois que, dans ce domaine, la question essentielle est de comprendre comment l’apprentissage émotionnel lui-même, qui reste nécessaire, peut être régulé, contrôlé ou simplement supprimé. L’intérêt pour cette question peut se mesurer à l’étendue des recherches – en psychologie et neuroscience – portant sur les mécanismes qui soustendent l’extinction de la peur conditionnée.
 
Mémoire procédurale et conscience

La mémoire procédurale (non déclarative), cette mémoire qui n’a pas besoin de prise de conscience, cela signifie-t-il que nous agissons par moment sans conscience ? Oui, au moins dans certains cas. Mais il est indispensable de préciser ce que l’on doit, selon moi, entendre par là et de ne pas rester prisonnier de la dichotomie radicale entre déclaratif –conscient– et non déclaratif –non conscient– surtout si, en plus, on introduit l’hippocampe, le néostriatum ou encore le cervelet pour asseoir le raisonnement.
 
Quand je fais du vélo, je suis conscient –au moins par moments !- de faire du vélo, mais je n’ai pas besoin de la moindre représentation mentale des mouvements que j’effectue et qui me permettent de rester en équilibre et d’avancer. Dans de nombreux apprentissages de cette nature, cet automatisme –et donc le caractère « non conscient » de l’habileté maîtrisée- n’intervient qu’après une phase où un contrôle conscient –exécutif– s’est exercé. On sait d’ailleurs que l’entraînement purement mental accélère la maîtrise de nombreuses habiletés motrices.
 
Il y a enfin une mémoire non déclarative différente de la mémoire procédurale. Elle est mise en évidence par le phénomène d’amorçage perceptif où l’on démontre –je pense en particulier aux travaux de l’équipe de Stanislas Dehaene- que le cerveau garde la trace d’une perception sans que le sujet en ait conscience. Cette trace modifie son comportement.

La mémoire vue par le Professeur Jean-Gabriel Ganascia

On pourrait stocker les 13 millions d'ouvrages du catalogue des livres et imprimés de la bibliothèque de France sur un petit carré de 12 cm de côté. Un petit mouchoir de poche dans sa pochette mais que faire de cette information ? Il faudra trouver les outils pour circuler à l'intérieur et se les approprier. Il ne suffit pas de les avoir dans la poche, il faut les avoir dans la tête, ou, au moins, savoir comment s'y retrouver.
 
Cependant, cette capacité de stockage d’informations ne s’apparente que de très loin à nos mémoires vivantes. Dès lors, deux questions importantes se posent. Est-il possible de faire appel aux dispositifs électroniques modernes, pour mieux comprendre ce que sont nos mémoires ? Ces nouveaux dispositifs pourront-ils être employés pour soulager nos mémoires de l’effort qu’elles ont dû faire dans le passé pour maîtriser les savoirs ?
 
Nos mémoires humaines modélisées

Bien qu’ayant reçu l'appellation de mémoire, les techniques de stockage d’information ne sont pas des mémoires au sens usuel du terme. Il manque à celles-ci des processus d’oubli et de réminiscence, à la racine de nos capacités d’abstraction, d’apprentissage et d’imagination. Toutefois, des informaticiens ont fait appel aux techniques informatiques pour développer des outils de modélisation des mémoires humaines. Les réseaux de neurones formels ont ainsi donné naissance à des mémoires associatives.
 
Sur un autre plan, un courant le l'intelligence artificielle, l’intelligence artificielle sémantique, porte sur la représentation des connaissances en essayant de reconstituer une mémoire qui ne soit pas un stockage d'information, mais qui essaie de reproduire les opérations essentielles de la mémoire que sont l’oubli et la réminiscence, l'association spontanée des choses perçues et des sensations.
 
En retour, de nombreux travaux de psychologie et de sémantique font appel à ces outils pour mieux appréhender le fonctionnement de la mémoire.
 
La mémoire informatique, support de nos mémoires humaines

Disponibles à tout moment, les supports électroniques de stockage d’information soulagent nos mémoires d’un effort jugé de plus en plus insupportable. Les tablettes d’argile, les rouleaux, le codex, l’imprimerie ont tour à tour fait évoluer les supports matériels de nos mémoires ; il en est de même de l’électronique aujourd'hui, support plus rapide. Devant un tel flux d'informations, des agents d’interfaces sont conçus afin de nous aider à accéder à l’information souhaitée.
 
Néanmoins, si l’ampleur de toutes ces évolutions est incontestable, la nature des mutations en cours est plus difficilement identifiable. Les dispositifs de stockage d'information offrent des capacités inouïes d'accroissement des mémoires externes mais ils peuvent changer nos mémoires internes.
 
Des travaux conduits au CNRS, en collaboration avec des historiens, des spécialistes du domaine littéraire, des sociologues, des psychologues et des informaticiens devraient permettre de mieux comprendre encore la mémoire dans sa globalité. À cet égard, il convient de noter que d'anciennes " technologies intellectuelles ", telles que les arts de la mémoire, sont à nouveau sollicitées par les informaticiens et servent de fondement aux travaux actuels dans le domaine des interfaces homme-machine.
 
Pour exemple, prenons le fameux HTML, Hypertext Mark Up Language, du réseau internet

Ce langage existe grâce aux recherches d’un philosophe Ted Nelson qui pour imiter et soulager la mémoire, a imaginé que l'on pouvait ajouter des liens entre les parties de textes pour circuler de l'une à l'autre et il a qualifié ce texte augmenté d'hypertexte. Aujourd'hui, ces liens entre les parties du texte sont gérés par ordinateur et permettent d'accéder à l'information d'une manière associative ou, tout au moins, d'une façon non linéaire et libre, laissée au gré de l'utilisateur. La notion d'hypertexte est donc associée au web et à l'internet, qui ont permis son développement, mais l'Encyclopédie de Diderot peut être vue comme un des ancêtres de l'hypertexte contemporain. Et, il en va de même des commentaires et des réseaux de renvois et d'annotations dans les traditions exégétiques de lecture des textes sacrés.
 
Plus la mémoire numérique augmente, plus la taille des ordinateurs diminue. 400 000 volumes ouverts et en libre accès de la bibliothèque nationale dans une montre bracelet et demain ?

La mémoire vue par le Professeur Denis Peschanski

Comment peut-on penser la mémoire comme objet des sciences sociales sans prendre en compte les dynamiques cérébrales ou cognitives ? Comment peut-on penser la mémoire comme objet des sciences du vivant sans prendre en compte les dynamiques sociales inscrites dans l’histoire ?
 
Ce qu’on imagine est alimenté par ce qui est passé. On utilise des épisodes du passé pour construire son avenir. Nous disposons dans notre cerveau d’un appareil à construire la mémoire et c’est le même appareil qui nous sert à imaginer. Les zones qui sont activées dans la remémoration sont aussi activées quand on fait des projets. Cela interroge l’historien.
 
Interaction entre mémoire individuelle et collective

La compréhension de la dialectique entre la mémoire individuelle et la mémoire collective, la psyché et le social, passe par la recherche transdisciplinaire, en explorant les frontières de la connaissance de différentes disciplines, ce qui permettra aussi de participer à la compréhension des pathologies individuelles et sociales.
 
La nécessaire transdisciplinarité

Mémoire et transdisciplinarité est une voie dans laquelle le Pr. Peschanski est déjà engagé notamment en tant que responsable scientifique de l’équipement d’excellence, nommé « Matrice », plateforme technologique visant à mieux comprendre les interactions entre mémoire individuelle et mémoire collective. Ce ne sont pas moins de 24 partenaires qui sont associés à ce programme rassemblant des chercheurs aux disciplines les plus variées comme l’histoire, la philosophie, la sociologie, les neurosciences, la psychologie, le droit, les études muséographiques et les « performance studies ", mais aussi des institutions aussi diverses que des organismes (pres héSam, CNRS, Paris 1, INA, France Télévisions), deux ministères, une dizaine de laboratoires, des fondations et des mémoriaux.
 
Pour le Pr Peschanski, l’observatoire participera aussi comme interface entre grand public et scientifiques par un dialogue permettant de montrer au grand public les avancées de la recherche et en même temps de faire en sorte que les chercheurs soient à l'écoute de ce qui se passe dans la société.

La mémoire vue par Bernard Stiegler

« C'est sur ce chemin de la mémoire que j'ai retrouvé la technique : il m'est apparu plus tard que la technique était le coeur même de cette question de la mémoire » B.Stiegler, Philosopher par accident. Entretiens avec Elie During, Galilée 2004.
 
Après plus de trente ans passés à étudier la question de la mémoire, la philosophie de Bernard Stiegler est souvent décrite comme étant une pensée de la technique. Pourtant c'est une manière de voir un peu trop parcellaire. Il cherche plutôt à reconsidérer les enjeux même de la pensée. Et pour ce faire, il lui a fallu prendre en ligne de compte la méfiance farouche des philosophes à l'égard de la technique.
 
Chez Platon on trouve déjà la peur que l'écriture puisse diminuer nos mémoires. A partir de lui, les philosophes vont souvent se prononcer contre la technique, ce que Bernard Stiegler nomme un refoulement de la question technologique. Bernard Stiegler affirme qu'il faut avoir une conception essentiellement et originairement technique de la mémoire humaine. L'outil est un prolongement du corps, la bipédie se traduit par la possibilité fonctionnelle de fabriquer des outils. Il rappelle que l'hominisation, c'est à dire l'évolution historique qui fait biologiquement de nous des hommes, est un processus qui voit s'extérioriser les techniques du vivant dans des organes techniques inorganiques (artificiels).
 
« La mémoire humaine est indissociable de la technique »

A partir de la distinction entre caractère acquis et transmission, on peut scinder la mémoire des êtres en deux différentes parties : la première, une mémoire de l'espèce, qui est transmissible, et dite génétique, qui passe de génération en génération, et de l'autre côté, la seconde mémoire, dite épigénétique, et qui est celle, nerveuse, de l'individu. Pour Bernard Stiegler il existe une troisième forme de mémoire, qui est issue de la possibilité que la technique nous offre de transmettre la mémoire d'un individu à toute l'espèce.
 
La rétention tertiaire, un développement particulier de Bernard Stiegler

Husserl distingue les rétentions primaires qui relèvent de la mémoire immédiate — la dernière phrase que je viens de prononcer par exemple et qui va vous permettre de comprendre la suivante — et les rétentions secondaires que compose la mémoire personnelle, et en fonction desquelles je vais sélectionner les rétentions primaires — voilà pourquoi si vous demandez à trente étudiants de résumer le cours que vous venez de donner, vous aurez trente réponses différentes. Or il y a une troisième mémoire formée par les objets techniques : la langue que l'on parle, l'architecture des villes, un silex taillé à partir duquel il est possible de reconstituer les gestes employés pour le tailler... Car c'est le milieu technique qui constitue notre mémoire. »
 
Par rapport aux technologies numériques, avec lesquelles il travaille beaucoup à l’institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou son constat est contrasté. D'un côté il présente un grand optimisme, mais aussi une certaine forme de méfiance, vis-à-vis de la solitude croissante que ces techniques créent. Ces formes de mémoire qui apparaissent depuis peu changent progressivement notre capacité à l'anamnèse.

Publié le 03/05/2013 à 05:00 | Lu 1511 fois