L’apparition de Yves Goulm : les mots dits





Une seule lecture ne suffit pas. Ce récit est puissant, dense, éprouvant, nécessaire et baroque. On a peur de ne pas comprendre. Tout ce qui est dit est partagé, et pourtant c’est là.

Par une pulsion de lignes incisives, imprimées dans le vif, l’art de la gravure exprime le réel avec une vigueur qui n’appartient qu’à lui.

Car Piotr est graveur, peut-être que seul cet art peut rendre compte de ce qu’il a vécu, ou « survécu » dit-il, lui qui a connu les camps nazis.

La façon qu’il a de raconter l’indicible semble écrite à l’eau forte. Le bain d’acide où plonge le lecteur laisse en lui des traces indélébiles.
L’apparition de Yves Goulm

Piotr est graveur donc. Il dit « que son œuvre, si ce mot vaut, est faite de têtes d’existences défaites par les souffrances subies dans l’enfermement de l’enfer ». Pour celui qui « gravait le grave » supportaient les mondains, « ces incontinents de l’orgueil bien placé aux fauteuils de cuir rance (qui) se patinent au vernis du dérisoire » est au dessus de ses forces : il s’enfuit de l’exposition qui lui est consacrée, définitivement. A nous, il narre son histoire, sa souffrance, son œuvre.

En huit chapitres, sur des registres différents, l’auteur développe la problématique du « dit de l’indicible » et « de l’entendu inaudible ». D’où le vertige qui emmène le lecteur, lui qui n’a pas vécu l’invivable. Tout est dit et c’est inatteignable.

On voudrait qualifier ce texte de très beaux, il l’est, mais on n’ose pas, malgré la lueur de la fin, par crainte d’être indécent, d’être irrespectueux envers l’inextinguible souffrance.

L’apparition par Yves Goulm
(œuvres d’Isaac Celnikier)
Editions Albiana
134 pages
12.40 euros

EXTRAIT

« Ici, Bon Dieu ! Ramenez-vous les gars, ramenez-vous vite ! Ici, il y en a un de vivant. Un gosse ! »

Abattus, harassés, perclus, las, ils bondirent à l’appel, se ruèrent vers le lieu de l’action, avec la certitude prompte de cœur et d’âme qu’ils avaient en aimant et respectant les morts sauvés une vie. Ils dévalèrent vers l’appel fébrile comme un père à l’accouchement au premier vagissement. Ils accoururent comme on accoure à une fenêtre ou sur une terrasse lorsque claquent les premières crépitations d’un feu d’artifice, comme l’on déchire avec frénésie l’enveloppe d’une lettre d’amour.

Lorsqu’ils furent à l’endroit d’où avait surgi le cri, le Lieutenant André Puils sortait un corps d’enfant de la touffeur dans une sismographie de l’horreur.

Nulle précipitation… Pas de cris… Des regards… Deux d’entre eux détalèrent à l’antenne sanitaire prévenir l’équipe médicale qu’il y en avait un, au moins un, dont ils allaient avoir à s’occuper. Les autres, immobiles, attendirent leur retour dans un mutisme minéral, s’apeurant presque à respirer trop profondément. Ils détenaient la force et la majesté du granit. Ils ne détachaient ni leurs yeux ni leurs idées de la dolence que Puils tenait dans ses bras. Ils se concentraient à lui insuffler leur énergie individuelle et collective. Ils collectaient une méthode de préservation. Ils collectaient leurs forces. Certains se prirent la main. Certains prièrent. Chaîne. Chaînon. Pas un mot… pas un cri… des regards… Ils regardaient l’enfant. Deux brancardiers arrivèrent, se saisirent du miraculé, le posèrent sur la civière.

Article publié le 28/01/2008 à 08:45 | Lu 5449 fois