Changer de regard sur les seniors par Renaud George

Renaud George a publié cette année aux éditions de l’Aube l’ouvrage « La Croissance Grise » qui traite de la question du vieillissement…. Une question d’actualité alors que le gouvernement lance son projet de loi sur l'autonomie… L’auteur nous propose ci-après une synthèse de son livre afin de mieux nous faire prendre conscience de cette problématique.


Le vieillissement de la population est une réalité à laquelle nous sommes confrontés de façon plus intense chaque jour.
 
Si la France se targue d’une natalité plutôt favorable, elle ne fait néanmoins pas exception dans le concert des nations vieillissantes.
 
Le vieillissement y est un sujet de plus en plus évoqué dans les médias, par les acteurs politiques, dans le monde associatif et au sein-même des familles. Chacun constate la place toujours plus importante qu’occupent et occuperont demain les seniors dans notre société : en 2035, c’est près d’un Français sur trois qui aura plus de 60 ans.
 
Face à ce constat, nos gouvernants se sentent désarmés : financement des retraites, financement de la dépendance, insuffisance du nombre d’établissements d’accueil pour personnes âgées… Les sujets d’inquiétude sont nombreux et les solutions entrevues douloureuses.
 
Pourtant, au-delà des problématiques bien réelles qu’il pose, le vieillissement de notre société pourrait également être considéré comme une chance à saisir.
 
Le vieillissement se caractérise par de multiples conséquences dans l’accomplissement par les seniors des actes de leur vie quotidienne : une diminution progressive de leurs capacités fonctionnelles -la sénescence- qui entraîne une fragilité générale croissante, un temps nécessaire plus long qu’auparavant pour la réalisation d’activités physiques ou intellectuelles, des besoins physiologiques qui évoluent (besoins nutritifs, perception des goûts…) ; au-delà, les seniors portent également souvent un regard différent des plus jeunes sur le monde, le rapport aux autres, les rythmes de vie, les changements, etc.
 
De plus, ils ont des goûts et des références en matière d’activités culturelles et de loisirs (musique, films...) qui correspondent souvent à ceux de leur génération même si –et ce n’est pas incompatible– ils apprécient de découvrir pendant leur retraite de nouveaux univers artistiques, de nouveaux lieux, de nouvelles activités sportives…
 
Enfin, les nouveaux seniors, souvent bi-pensionnés, ont un niveau de vie moyen qui est globalement plus élevé que celui des générations qui les ont précédées mais également de celles qui les suivent ; ils ont en regard (souligne le CREDOC) un taux d’épargne beaucoup plus élevé que toutes les autres catégories de la population.
 
Face à ces publics âgés croissants en nombre, plus aisés en moyenne, dont les capacités fonctionnelles et physiologiques, les goûts, les besoins et les envies diffèrent souvent de ceux de leurs contemporains, notre société, les produits et les services qu’elle offre, les activités qu’elle propose, les mutations qu’elle opère en matière d’urbanisme, de logements, etc. sont-ils adaptés à cette nouvelle donne démographique ?
 
Probablement pas, ou très insuffisamment. Le rapport rendu par Luc Broussy en mars dernier est à ce titre éloquent, comme tous les rapports qui l’ont précédé ; rien que l’intitulé « Adaptation de la société au vieillissement de sa population – France, Année zéro » montre bien que, selon son auteur, tout reste à faire, tout reste à inventer.

Changer de regard sur les seniors par Renaud George
Le vieillissement, un facteur de développement économique national… et local

Dans ce cadre, le phénomène du vieillissement pourrait bien constituer l’un des axes importants du développement futur de l’économie française ; sous condition que l’« épargne grise », c'est-à-dire l’épargne des seniors, soit au moins en partie réintroduite dans les circuits de la consommation.
 
Les pouvoirs publics commencent ainsi –mais cela est récent- à percevoir tout l’intérêt que l’économie française pourrait retirer du vieillissement de la population ; avec la mise en place en avril dernier d’une filière qui rassemble les acteurs de la « Silver Economy », l’Etat souhaite ainsi créer des synergies et sensibiliser les entreprises à l’immense défi qui se présente à eux : concevoir, modifier, créer des offres de produits et des services adaptés aux publics spécifiques que sont les seniors, et ce dans tous les secteurs de la consommation courante.
 
Et nombreux sont les secteurs d’activité qui pourraient bénéficier de la mutation souhaitable de notre pays vers une société du « bien vieillir » : la robotique de service, les artisans du bâtiment, les services et commerces de proximité, l’industrie agroalimentaire, celle des loisirs, l’équipement des foyers, le secteur de la santé…
 
Au-delà, les collectivités locales sont également intéressées à ces questions ; la présence croissante des seniors sur un territoire peut ainsi constituer un facteur de développement très important pour l’économie locale. Ils sont en effet souvent plus sensibles que les générations qui les suivent aux produits du cru ; privilégiant leur ville, leur village, leur quartier aux déplacements longue distance, les séniors font en effet travailler les artisans et commerçants locaux dans une proportion plus élevée que les ménages actifs. Ils constituent de ce fait un contributeur majeur à l’économie dite « présentielle », c’est-à-dire celle qui « regroupe les activités mises en œuvre localement pour la production de biens et de services visant la satisfaction des besoins de personnes présentes dans la zone ».
 
Maintenir la présence, voire attirer les seniors retraités sur un territoire constitue donc un véritable enjeu pour ceux qui veulent conserver ou développer ce type d’économie. En effet, le vieillissement est et sera de plus en plus vecteur de développement de l’économie présentielle, elle-même génératrice d’emplois et de richesse locale. Face à l’enjeu d’attractivité des métropoles, une compétition se met de fait peu à peu en place entre les territoires pour retenir, voire attirer des séniors.
 
Les années qui viennent devraient ainsi voir certains territoires profiter des migrations annoncées de retraités grâce à la prise en considération active de leurs besoins en matière d’équipements, de commerces et de services de proximité, et à la mise en œuvre de solutions et d’aménagements adaptés.
 
Car la plupart des territoires de France sont encore aujourd’hui peu adaptés au vieillissement de leur population : urbanisme, logement, activités de loisirs, infrastructures de transports, positionnement des commerces et des services de proximité, etc. Nombreux sont les domaines dans lesquels le phénomène a jusqu’ici été peu pris en compte ou de façon parcellaire.
 
Alors que le thème de la dépendance est souvent privilégié par les acteurs locaux au travers de la création d’établissements spécialisés ou du subventionnement d’associations d’aide à domicile, les sujets qui touchent aux seniors actifs, au développement de l’autonomie et à la prévention de la dépendance sont encore très peu abordés : or moins les personnes sont autonomes, plus elles ont tendance à rester chez elles, à s’isoler, à limiter leurs sorties et leur consommation en biens et services, à s‘affaiblir physiquement et intellectuellement, jusqu’à l’entrée - soudaine ou progressive - dans la dépendance. C’est pourquoi des produits et des services adaptés, mais également un cadre de vie facilitant représenteraient autant d’incitations à continuer (ou à recommencer) à sortir et à consommer.
 
Favoriser le « bien vieillir » vise ainsi à accompagner chacun, jeune ou plus âgé, dans un vieillissement aussi réussi que possible, où l’on peut être autonome longtemps parce que tout dans l’environnement s’y prête ; cela nécessite de s’intéresser à de très nombreux sujets parmi lesquels :

- la mobilité : adaptation des modes de transport, confort des véhicules, comportements de conduite des chauffeurs, couverture des circuits empruntés…,

- les aménagements urbains : largeur des trottoirs, signalétique, répartition judicieuse des bancs, cheminements piétonniers, emplacement des sanitaires publics…,

- l’offre de loisirs : adaptation des contenus des prestations (activités sportives, loisirs culturels), adaptation des horaires des programmations, adaptation des lieux et des moyens d’accès, offres intégrées (transport et prestation)…,

- les services de proximité : les commerces (présence, adaptation des lieux, service de livraison), la répartition des centres de vie sur le territoire (centre-ville ou ville polycentrique), les services à domicile proposés…,

- la santé : les acteurs, leur coordination, leur répartition territoriale…,

- l’habitat : son adaptation, les alternatives proposées…,
 
En élaborant des réflexions globales sur l’environnement favorable au bien vieillir, en organisant la concertation et en coordonnant la mise en œuvre d’actions communes entre les professionnels, les associations, les usagers et les services municipaux, les villes peuvent favoriser la revitalisation des quartiers les moins bien équipés en commerces et services, développer ainsi l’économie présentielle et tirer finalement un parti intéressant du phénomène du vieillissement pour le bénéfice de tous.
 
Dans la perspective de repousser les frontières de la dépendance, le social et l’économique se rejoignent donc sans s’opposer. Les conséquences d’un tel constat sont réelles : il s’agirait non pas de polariser les efforts sur le seul traitement de la dépendance des personnes, mais bien sur la prévention de cette dépendance pour la retarder autant que possible ; il en est de l’intérêt de tous, de l’individu comme de la société. Il s’agit donc de ne pas s’arrêter à des politiques qui visent le maintien à domicile des personnes âgées, mais bien de rechercher d’abord les moyens d’éviter leur isolement et leur solitude, en leur facilitant l’accès à une vie sociale et en les incitant à y participer.
 
Par ailleurs, si les phénomènes de dépendance ou de solitude concernent un nombre croissant de personnes âgées qu’on ne peut ignorer, la part des séniors actifs et en bonne santé est bien supérieure et devrait augmenter de façon très significative dans les prochaines années.
 
Le vieillissement, un facteur de développement social local

Le profil des nouveaux seniors est très différent des générations qui les ont précédés : plus actifs, plus revendicatifs, la retraite n’est pas pour eux synonyme d’inactivité mais doit au contraire leur permettre de satisfaire des projets inaboutis, d’expérimenter de nouvelles activités ou encore de s’investir au service des autres.
 
Qui ne connaît dans son entourage des retraités en pleine forme et en totale possession de leurs moyens, qui s’occupent activement de leurs petits-enfants, multiplient les engagements dans la vie publique ou associative, font du sport ou ont des activités culturelles, voyagent parfois, tout en prenant souvent soin de leurs propres parents ? Quelle capacité des acteurs publics à tirer aujourd’hui profit de cette dynamique ?
 
Les seniors représentent en effet un facteur de régulation sociale qui est appelé à prendre une ampleur croissante dans les années qui viennent : au cœur de la revitalisation économique et sociale des villes et des quartiers dans lesquels ils résident, ils peuvent réintroduire ou régénérer par leur présence et leur action un lien social trop souvent malmené par les rythmes imposés à nos sociétés modernes. La démultiplication du nombre de seniors actifs et en bonne santé pourrait alors entraîner un regain global d’engagement dans la vie de la cité et dans le système de consommation… à la condition qu’on l’encourage !
 
Au-delà de ce qu’ils apportent à leur famille, leur temps disponible et leur expérience sont des atouts qui peuvent et doivent être utiles à la collectivité : dans nos sociétés pressées, leur capacité à prendre du recul et à se donner le temps de la réflexion présente un intérêt réel. Consacrer leurs talents au service des autres, passer du temps auprès des enfants pour les aider à progresser dans leur scolarité, s’impliquer dans la vie associative, co-piloter un projet de quartier, accompagner des créateurs d’entreprise, aider des personnes isolées ou sans emploi, organiser des moments festifs, créer des systèmes d’échange local… Les seniors ont vocation à participer pleinement au renforcement du lien social sur leur territoire de vie, dans leur quartier et au-delà.
 
Encore s’agit-il de leur en offrir l’opportunité

Dans ce cadre, les acteurs publics – au premier rang desquels les communes - disposent de moyens pour agir : encourager le bénévolat, appeler à conduire ou participer à des projets pour le bénéfice de la communauté, mettre en relation les demandeurs (les associations, les entrepreneurs, les familles, les écoles…) et les offreurs de compétences (les seniors qui souhaitent s’engager), créer des instances dédiées (conseil des seniors)…
 
Si de multiples projets et initiatives d’intérêt local peuvent ainsi naître et se développer grâce à un nombre croissant de séniors actifs, la puissance publique doit jouer un rôle d’intermédiation et de coordination des acteurs pour structurer et amplifier ce mouvement. Dans le cas contraire, sans impulsion et sans suivi, les prises d’initiatives resteront limitées, éparses et mal maîtrisées, et les bénéfices pour la collectivité seront faibles.
 
Mettre en place les politiques du « bien vieillir »

Aujourd’hui, les communes et intercommunalités françaises sont à l’aube d’un choix stratégique concernant la population des seniors qui y vivent : soit elles souhaitent privilégier un modèle de territoire où toutes les générations pourront vivre ensemble sans exclusive et dans lequel il sera possible de bien vieillir dans un environnement favorable, riche en activités et en relations humaines ; soit la problématique intergénérationnelle ne leur apparaît pas décisive, et plusieurs phénomènes risqueront alors d’apparaître : la multiplication rapide des cas d’isolement et des situations d’urgence à traiter, le développement progressif de regroupements communautaires pour les seniors les plus aisés ou simplement leur départ vers d’autres territoires qui leurs paraîtront plus accueillants.
 
La commune est le premier acteur concerné par la mutation qui doit s’opérer autour du vieillissement de notre société : parce que la proximité est une caractéristique fondamentale des actions qui favorisent le bien vieillir ; parce qu’une vision globale des problématiques locales est indispensable pour aborder une problématique multi-facettes par définition ; parce que la mise en place d’une politique du vieillissement n’a de sens que dans sa déclinaison très concrète sur les lieux de vie de chaque citoyen concerné. Vieillir est d’abord un enjeu urbain.
 
Le département et l’intercommunalité constituent bien sûr des strates incontournables et légitimes pour porter un regard global sur les questions du vieillissement sur leur territoire. Ils ont vocation à définir des projets ambitieux d’adaptation de la société au phénomène du vieillissement et d’accompagnement de leur mise en œuvre sur le terrain (ex. Charte « Rhône +, vivre chez soi » pour le développement de l’habitat adapté).
 
Ils sont légitimes pour impulser et accompagner au niveau local la mise en place de politiques du vieillissement adaptées et multi-volets (urbanisme, logement, santé, culture et loisirs…). Ils peuvent également proposer des méthodologies de déploiement communes et faciliter des actions mutualisées à l’échelon local (navettes intercommunales, centres intercommunaux d’action sociale, équipements partagés, rapprochements d’associations, etc.). Ils sont enfin les garants du respect d’une certaine équité territoriale sur les questions du bien vieillir.
 
Cependant, c’est d’abord à l’échelon local que doit s’opérer une prise de conscience sur la nécessité de mettre en place une vraie politique active en matière de vieillissement.
 
Une telle démarche pourra se décomposer en 3 étapes :

- dans un premier temps, l’élaboration d’un diagnostic complet des forces et des faiblesses du territoire sur toutes les questions qui touchent au vieillissement de ses habitants : ce diagnostic est fondamental car il doit permettre de comparer les besoins et les attentes des seniors face à l’offre de produits et services disponibles sur le territoire, d’identifier ainsi les principaux écarts (les difficultés, les manques) et de repérer de premières pistes d’action à étudier dans tous les domaines (urbanisme, logement, loisirs, santé, mobilité, etc.) ;

- dans une seconde phase, il s’agit de recenser et d’étudier la faisabilité précise des actions qui sont envisageables pour combler les écarts précédemment constatés : ces études de faisabilité (technique, économique, organisationnelle) doivent permettre de faciliter les arbitrages et les prises de décision des élus qui président à la définition de la politique du vieillissement de chaque collectivité. Cette seconde phase s’achève par la formalisation d’un plan d’actions pluriannuel global et précis ;

- enfin, la dernière phase comporte le déploiement et le suivi du plan d’action local pour la mise en œuvre de la politique du vieillissement souhaitée.
 
Le vieillissement de la population française peut devenir un atout pour les territoires. Plusieurs conditions pour cela : que notre société change de regard sur son propre vieillissement pour en faire une opportunité de développement ; que les pouvoirs publics favorisent ce mouvement et agissent chacun à leur niveau pour définir et mettre en place les politiques de prévention nécessaires ; que les collectivités territoriales –au premier rang desquelles les villes– s’engagent dans la définition et la mise en œuvre de la politique du vieillissement de leur territoire.
 
C’est ainsi que notre pays pourra concrétiser la croissance grise, c'est-à-dire le formidable potentiel d’innovation sociale et technologique que le vieillissement de sa population représente.
 
« La croissance grise – Des seniors dans la ville » de Renaud George
Editions de l’Aube 2013

Publié le 22/10/2013 à 05:53 | Lu 1952 fois